Chlordécone aux Antilles : la justice reconnaît un « scandale sanitaire » mais prononce un non-lieu, des parties civiles font appel

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Publié le 06/01/2023

Crédit photo : AFP

Un non-lieu entouré de précautions pour un « scandale sanitaire » ultrasensible : deux juges d'instruction parisiennes ont mis un point final, sans poursuites, à l'enquête sur l'empoisonnement massif des Antilles au chlordécone. Cette décision à haute valeur symbolique, confirmée par une source judiciaire, était redoutée des élus et habitants de Martinique et de Guadeloupe.

Utilisé dans les bananeraies pour lutter contre le charançon, le chlordécone a été autorisé en Martinique et en Guadeloupe jusqu'en 1993, sous dérogation, quand le reste du territoire français en avait interdit l'usage. Il n'a été banni des Antilles que quinze ans après les alertes de l'Organisation mondiale de la santé et a provoqué une pollution importante et durable des deux îles.

Dans une ordonnance signée le 2 janvier et longue de plus de 300 pages, deux magistrates instructrices du pôle santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont mis un terme à l'information judiciaire ouverte en 2008. De manière rarissime, les deux juges concluent leur ordonnance par cinq pages d'explications sur les raisons de leur non-lieu.

Deux juges face à la difficulté de rapporter la preuve pénale des faits dénoncés

La pollution des Antilles au chlordécone est un « scandale sanitaire » et une « atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de Martinique et de Guadeloupe.

L'enquête a établi « les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane relayés et amplifiés par l'imprudence, la négligence, l'ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l'usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques ».

Mais la décision de non-lieu se justifie d'abord par la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés », « commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes », la première l'ayant été en 2006.

Les magistrates soulignent également « l'état des connaissances techniques ou scientifiques » au début des années 1990, qui ne permettait pas d'établir « le lien de causalité certain exigé par le droit pénal » entre le pesticide et les atteintes à la santé. Il n'est pas possible de faire valoir des avancées scientifiques ultérieures, car elles sont postérieures aux faits qui font l'objet de l'information judiciaire, soulignent les juges.

Arguant également de divers obstacles liés au droit, les magistrates attestent que « la cause (des plaignants) a été entendue » et qu'elles ont eu pour « souci » d'obtenir une « vérité judiciaire », mais elles constatent leur impossibilité à « caractériser une infraction pénale ».

À mots couverts, l'ordonnance tacle aussi la plupart des parties civiles, « longtemps silencieuses » dans cette enquête et dont « l'intérêt pour l'instruction ne s'est réveillé » qu'il y a deux ans.

Vers une contestation devant la Cour de cassation et les instances européennes

Les deux juges invitent assez ouvertement les victimes du chlordécone à profiter de « la causalité aujourd'hui établie » entre le pesticide et les dommages subis par la population pour saisir d'autres instances.

Plusieurs parties civiles ont ainsi annoncé faire appel du non-lieu, selon des éléments recueillis vendredi par l'AFP. Avocat historique des victimes du chlordécone et maire écologiste de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), Maître Harry Durimel a fait part sur FranceInfo de son intention de faire appel. « Si la Cour d'appel ne nous donne pas raison, nous ferons un pourvoi en cassation. Nous sommes déterminés à aller jusqu'à la Cour de cassation et à la Cour européenne de justice pour que justice nous soit rendue », a-t-il également assuré.

Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique, partie civile, a aussi annoncé dans un communiqué organiser une réunion ce 6 janvier avec les différentes instances politiques de l'île.

« L’ensemble des avocats a l’intention de continuer les procédures, c’est-à-dire de contester cette décision. Ils vont faire appel et, si l’appel ne va pas dans notre sens, contester devant la Cour de cassation et aller s’il le faut devant les instances européennes », a aussi déclaré à l'AFP Philippe Pierre-Charles, membre du collectif Lyannaj pou Dépolyé Matinik.

« Nous irons jusqu’au bout, nous n’allons pas capituler, et nous ferons en sorte que dans cette affaire, les Martiniquais et leur droit constitutionnel soient respectés », a abondé auprès de l'AFP Maître Louis Boutrin, avocat de l'association Pour une écologie urbaine, partie civile depuis 2007 dans ce dossier.

Dans un communiqué, l'association Générations Futures a aussi indiqué son intention de faire appel de cette décision, tout comme Maître Christophe Lèguevaques qui va proposer à ses clients de faire « appel de cette décision inique, basée sur des faits mensongers et méprisant les règles élémentaires de droit ».

Plus de 90 % de la population contaminée

Selon un rapport publié le 6 décembre par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), près de 90 % des populations de Martinique et de Guadeloupe sont contaminées au chlordécone.

Les Antilles détiennent le triste record mondial de cancer de la prostate. Depuis le 22 décembre 2021, il est reconnu comme maladie professionnelle, ouvrant la voie à une indemnisation pour les ouvriers agricoles.

C. C. avec AFP

Source : lequotidiendumedecin.fr