Abaisser la pression artérielle systolique en dessous de 120 mmHg vs < 140 mmHg chez des patients à haut risque cardiovasculaire avec ou sans antécédent de diabète de type 2 ou d’accident vasculaire cérébral : essai randomisé en ouvert avec évaluation des résultats en insu
Lowering systolic blood pressure to less than 120 mm Hg versus less than 140 mm Hg in patients with high cardiovascular risk with and without diabetes or previous stroke : an open-label, blinded-outcome, randomised (ESPRIT) trial
Liu J, Ge J, Yan X & al.
Lancet 2024;404:245-55
https://doi.org/10.1016/S0140-6736(24)01028-6
CONTEXTE
Depuis longtemps, les études épidémiologiques en population générale ont montré que le risque de mortalité cardiovasculaire (CV) commençait à augmenter à partir d’une pression artérielle (PA) = 115/74 mmHg (1). En 2013, la recommandation de la Société française d’hypertension (consensus d’experts) préconisait une cible de pression artérielle systolique (PAS) < 140 mmHg pour tous les patients hypertendus et < 150 mmHg pour ceux âgés de plus de 80 ans (2). De son côté, l’essai randomisé SPRINT publié en 2015 (3) avait démontré que la balance bénéfice/risque clinique de la réduction de la PAS < 120 mmHg était défavorable : 63 patients à traiter pendant 3,3 ans pour éviter un évènement cardiovasculaire fatal ou non, versus 46 patients à traiter pendant la même durée pour observer un effet indésirable grave en plus (hypotension clinique, syncope, anomalie électrolytique dangereuse, insuffisance rénale aiguë). Enfin, une revue Cochrane de 2020 a conclu qu’une cible de pression artérielle inférieure à la cible standard (≤ 140/90 mmHg) chez les hypertendus à risque CV modéré ou élevé n’améliorait pas la balance bénéfice/risque clinique du traitement de l’hypertension artérielle (HTA) (4).
Au total, l’intérêt clinique de réduire la PAS des patients hypertendus < 120 mmHg au lieu de < 140 mmHg était incertain et non recommandé jusqu’en 2023 (5-6).
OBJECTIFS
Évaluer les bénéfices et les risques d’un traitement antihypertenseur ayant une cible de PAS < 120 mmHg vs 140 mmHg chez des patients à haut risque CV, avec ou sans diabète de type 2 (DT2) et avec ou sans antécédent d’accident vasculaire cérébral (AVC).
MéTHODE
Essai randomisé en ouvert, avec évaluation des évènements du critère de jugement principal (CJP) en insu du groupe alloué. Il a été conduit dans 103 hôpitaux et 13 centres médicaux communautaires chinois. Pour être éligibles, les patients devaient être âgés de 50 ans ou plus, avoir une PA ≥ 130/80 mmHg et être considérés comme à haut risque CV (prévention secondaire ou primaire avec au moins deux autres facteurs de risque CV : âge ≥ 65 ans, dyslipidémie, tabagisme). Les principaux critères de non inclusion étaient une HTA secondaire, une revascularisation programmée, une fraction d’éjection du ventricule gauche < 35 % et une clearance de la créatinine < 45 ml/mn/1,73 m2. Les participants ont été randomisés dans un groupe traitement intensif (cible PAS < 120 mmHg) ou standard (cible PAS < 140 mmHg) et suivis tous les trois mois après titration une fois par mois pendant les trois premiers mois. La PA était mesurée en position assise trois fois au cours de la consultation après cinq minutes de repos à l’aide d’un appareil électronique. La moyenne des trois mesures était retenue.
Le CJP composite incluait l’infarctus du myocarde (IdM), la revascularisation coronaire ou autre, l’hospitalisation ou la visite aux urgences pour insuffisance cardiaque, l’AVC et le décès cardiovasculaire. Les critères de jugement secondaires (non hiérarchisés donc résultats exploratoires) étaient chaque composant du CJP, les décès toutes causes, et les altérations sévères de la fonction rénale. L’analyse statistique a été faite en intention de traiter (ITT) à l’aide d’un modèle de Cox de régression proportionnelle. Avec une hypothèse de 3,4 % d’évènements annuels du CJP dans le groupe standard et de 2 % dans le groupe intensif, une puissance (risque bêta) = 90 %, un risque alpha bilatéral = 0,05, et un taux annuel de perdus de vue de 2 %, il fallait inclure 10 300 participants suivis pendant trois ans pour démontrer une réduction relative significative de 20 % sur le CJP en faveur du groupe intensif. Les résultats sont exprimés en hazard ratios (HR) avec un intervalle de confiance à 95 % (IC95).
RÉSULTATS
Entre septembre 2019 et juillet 2020, 11 255 volontaires ont été inclus. Parmi eux, 38,7 % avaient un DT2, 28,9 % une maladie coronaire, et 26,9 % un antécédent d’AVC. 5 624 participants ont été alloués au groupe intensif et 5 631 au groupe témoin (cible PAS < 140 mmHg). À l’inclusion, les caractéristiques cliniques et démographiques des sujets randomisés étaient similaires entre les deux groupes : moyenne d’âge = 64,6 ans, hommes = 58,7 %, IMC moyen = 26,3 kg/m2, fumeurs actuels ou anciens = 50,2 %.
Dans le groupe intensif, la PAS à l’inclusion était de 146,8 mmHg (± 10,5) et de 147,0 mmHg (± 10,7) dans le groupe témoin. La médiane de suivi a été de 3,4 ans pour les deux groupes. Au cours du suivi (non compris les trois premiers mois de titration), la PAS moyenne du groupe intensif a été de 119,1 mmHg et celle du groupe témoin de 134,8 mmHg. Les patients du groupe intensif prenaient en moyenne 2,7 médicaments antihypertenseurs et ceux du groupe témoin en prenaient 2.
Au cours des 3,4 ans de suivi, Il y a eu 547 (9,7 %) évènements du CJP dans le groupe intensif et 623 (11,1 %) dans le groupe témoin : HR = 0,88 ; IC95 = 0,78-0,99, p = 0,028, nombre de sujets à traiter (NNT) intensivement pendant 3,4 ans pour éviter un événement du CJP = 72. Il n’y a pas eu de différence significative sur chaque composant du CJP. En revanche il y a eu 2,8 % de décès toutes causes (critère secondaire non hiérarchisé) dans le groupe intensif vs 3,6 % dans le groupe témoin : HR = 0,79 ; IC95 = 0,64-0,97.
Pour les effets indésirables, il n’y a pas eu de différence entre les groupes, que ce soit en termes de fréquence, de nature ou de sévérité de l ‘événement, à l’exception des syncopes sévères significativement plus fréquentes dans le groupe intensif : 0,4 % vs 0,1 %, p = 0,007, NNH 3,4 ans = 334.
COMMENTAIRES
Les résultats de cet énorme essai randomisé chinois sont très impressionnants, mais ils ne répondent pas complètement à la question de l’intérêt d’une cible de PAS < 120 mmHg chez les sujets à haut risque CV pour deux raisons.
La première est qu’il s’agit d’un essai strictement chinois, ses résultats ne sont pas forcément transposables à d’autres ethnies ou d’autres systèmes de soins. Par exemple, il n’y a eu que six participants perdus de vue dans cet essai soit 0,053 % des inclus alors qu’il y en a eu 2,6 % dans l’essai SPRINT (3).
La seconde raison concerne le choix d’un CJP très composite qui n‘était pas très cliniquement pertinent. Une visite aux urgences pour des symptômes d’IC ou mourir, ce n’est pas exactement la même chose pour un patient. Choisir un CJP composite a pour objectif d’observer un nombre suffisant d’évènements pour conclure (statistiquement). D’ailleurs aucun des composants du CJP n’a montré de différence significative et même si les décès toutes causes confondues semblent avoir été moins fréquents dans le groupe intensif. L’analyse sur ce critère n’était d’ailleurs pas hiérarchisée (il n’y a volontairement pas de valeur de p sur ce critère dans l’article), il faut donc considérer ce résultat comme exploratoire, et non confirmatoire. Il en est de même pour les décès d’origine cardiovasculaire.
En pratique, il n’est pas certain que cela soit très raisonnable de viser une PAS < 120 mm Hg, en particulier chez les patients âgés et/ou fragiles.
Pour leur part, les dernières recommandations de l’European Society of Cardiology (107 pages et 1021 références) stipulent (rang 1A) de cibler une PAS comprise entre 120 et 129 mmHg chez la plupart des patients hypertendus (7) si le traitement médicamenteux est bien toléré.
Dr Santa Félibre, Généraliste Enseignant
Bibliographie
(1) Lewington S, Clarke R, Qizilbash N, Peto R, Collins R. Age-specific relevance of usual blood pressure to vascular mortality: a meta-analysis of individual data for one million adults in 61 prospective studies. Lancet 2002;360:1903-13.
(2) SFHTA. Recommandation sur la prise en charge de l’hypertension artérielle de l’adulte 2013
(3) The SPRINT (Systolic Blood Pressure Intervention Trial) Research Group. A Randomized Trial of Intensive versus Standard Blood-Pressure Controls. N Engl J Med 2015;373:2103-16.
(4) Arguedas JA, Leiva V, Wright JM. Blood pressure targets for hypertension. Cochrane Database of Systematic Reviews 2020.
(5) Jones NR, McCormack T, Constanti M, McManus RJ. Diagnosis and management of hypertension in adults: NICE guideline update 2019. Br J Gen Pract 2020;70:90-1.
(6) Mancia G, Kreutz R, Brunström M, et al. 2023 ESH Guidelines for the management of arterial hypertension The Task Force for the management of arterial hypertension of the European Society of Hypertension: endorsed by the International Society of Hypertension (ISH) and the European Renal Association (ERA). J Hypertens 2023;41:1874-2071.
(7) 2024 ESC Guidelines for the management of elevated blood pressure and hypertension. Eur Heart J 2024;00:1-107.
Mise au point
Troubles psychiatriques : quand évoquer une maladie neurodégénérative ?
Étude et pratique
Complications de FA, l’insuffisance cardiaque plus fréquente que l’AVC
Cas clinique
L’ictus amnésique idiopathique
Recommandations
Antibiothérapies dans les infections pédiatriques courantes (2/2)