Dans la population générale de plus de 65 ans, 13 % des sujets présentent des symptômes dépressifs, mais cette fréquence s'élève en cas d'hospitalisation, jusqu'à atteindre 50 % des résidents vivant en institution (1). Le risque de suicide est plus élevé que chez l'adulte jeune, notamment chez les hommes seuls. En outre, la dépression constitue chez la personne âgée un facteur indépendant de surmortalité, que ce soit par inadéquation de la prise en charge ou du fait des comorbidités liées à la dépression.
LA DÉPRESSION DOIT ÊTRE RECHERCHÉE
"La dépression du sujet âgé n'est pas toujours identifiée, souligne le Dr Nuss. C'est un diagnostic difficile, et le patient se présente souvent avec des symptômes atypiques. De plus, on banalise souvent la tristesse de la personne âgée. Or, la dépression ne doit pas être considérée comme faisant partie du vieillissement normal, ni être présentée comme inévitable lors de certains événements, l'entrée en institution par exemple. En présence de signes d'alerte, le médecin doit effectuer un examen clinique, de la même façon qu'il fait un examen clinique classique en présence de pathologies somatiques, afin de rechercher la présence des critères de dépression". L'interrogatoire retrouve alors souvent les signes cardinaux de la dépression : ralentissement psychomoteur, douleur morale ou tristesse pathologique, anhédonie. La présence de certains facteurs de risque doit également rendre plus attentif (Voir encadré 1).
Quels sont les signes d'alerte ?
-› Il faut penser à la dépression si le patient a davantage de plaintes ou vient consulter plus souvent, qu'il ne le fait habituellement, souvent pour des troubles somatoformes. Même si l'on parvient à relier ces troubles à une pathologie donnée (côlon irritable, douleur mécanique d'arthrose…), l'implication de la cause suspectée ne paraît pas proportionnelle à l'importance de la gêne décrite par le patient.
-› Le déséquilibre de maladies chroniques connues (HTA, dyslipidémies, diabète), alors même que la prise en charge est correcte, est aussi un bon signe d'alerte. Les sujets dépressifs sont en effet volontiers moins observants, les erreurs diététiques sont plus fréquentes et l'hygiène de vie perturbée, ce qui compromet le contrôle de ces pathologies.
-› Attention également si le sujet se plaint d'une absence de plaisir ou d'une perte d'intérêt lors de petits événements quotidiens habituellement ressentis comme plaisants (un coup de téléphone, une émission télévisée…). Cette absence de plaisir n'est habituellement pas mentionnée, soit parce que perçue comme "normale" par le sujet, soit de peur qu'elle ne soit banalisée. Elle envahit néanmoins l'ensemble de la vie quotidienne.
-› Une fatigue (ou une fatigabilité) persistant tout au long de la journée, quelle que soit la condition du patient au moment du lever, doit être prise en compte.
-› Enfin, tout ce qui dénote un changement par rapport au comportement antérieur a valeur d'alerte : abandon de certaines activités, négligence corporelle inhabituelle, disparition de la courtoisie, apparition de l'agressivité…
La dépression caractérisée
L'épisode dépressif majeur dans sa forme classique existe chez la personne âgée, mais ne représente que 12 % des tableaux cliniques rencontrés (1). Outre le trépied associant ralentissement psychomoteur, humeur dépressive et anhédonie, cette dernière étant souvent au premier plan chez le sujet âgé, les autres critères à rechercher sont les troubles de l'appétit avec perte ou gain de poids, les troubles du sommeil, l'asthénie, les troubles de la concentration, l'indécision, des rituels anxieux, le sentiment de culpabilité ou la mésestime de soi, ainsi que les idées de mort ou les idées suicidaires.
La notion de changement par rapport au fonctionnement antérieur est importante. Selon le DSM IV, les troubles doivent être présents depuis au moins deux semaines consécutives, et ne doivent pas être en rapport avec un deuil récent ni avec la prise d'une substance. Toutefois, le DSM-V (à sortir prochainement) indique l'importance de surveiller les réactions de deuil et la nécessité de les traiter en cas d'intensité élevée et de durée prolongée.
Les principales formes cliniques (1 ; 2)
-› La forme somatique concerne plus de la moitié des sujets âgés dépressifs. La dépression prend alors le masque d'une pathologie organique (sphère digestive, ostéoarticulaire, cardiorespiratoire…). La présence d'une douleur résistante aux antalgiques, fluctuant dans le temps aussi bien que dans sa localisation ou sa typologie, est évocatrice.
-› La dépression hostile se manifeste par un comportement caractériel et une agressivité, avec des accès de colère inhabituels envers les personnes de l'entourage.
-› Dans la forme délirante, le patient – n’ayant aucun antécédent de cette nature - exprime un vécu de persécution, accompagné d’idées de préjudice, de jalousie, de ruine, d'incurabilité. Mais il n'y a pas de syndrome dissociatif, et il faut savoir évoquer une dépression avant de prescrire à tort un neuroleptique en monothérapie.
-› La forme anxieuse se traduit par un état anxieux permanent, se manifestant même pour des faits bénins, chez un sujet sans antécédents anxieux connus. Elle entraîne une adhésivité relationnelle, un besoin de réassurance qui nécessite la présence prolongée des soignants et de multiples plaintes somatiques pour favoriser la relation. À l’inverse, l’anxiété peut générer un comportement d’inhibition et d’immobilisme, avec ruminations permanentes, puis régression et refus du monde extérieur. Le patient devient alors totalement dépendant de son entourage.
-› La forme cognitive met au premier plan les altérations cognitives. Les troubles mnésiques, la sensation de vide intellectuel, la maladresse dans les gestes usuels, le manque d'initiative, parfois la non-reconnaissance de certains objets ou de membres de l’entourage, voire des épisodes de confusion dominent le tableau clinique.
-› Chez les patients âgés ayant un antécédent de dépression à l'âge adulte et qui présentent une récidive ou souffrent d'une forme chronique de la maladie, on observe une tendance à la continuité dans les symptômes, bien que le virage vers une forme hostile ne soit pas rare.
DÉPRESSION OU DÉMENCE ?
-› La démence constitue-t-elle un diagnostic différentiel de la dépression ? Est-elle un facteur de risque de dépression ? À l’inverse, la dépression est-elle un facteur de risque de démence ? Ou bien l'une des manifestations cliniques précoces d'un tableau démentiel ? Tous les cas de figure existent. Et certains symptômes, tels que les troubles de l'attention, les difficultés de concentration et les troubles de la mémoire immédiate, sont rencontrés au cours des deux maladies. Les liens entre dépression et démence sont encore très discutés.
Il n'est pas rare que la dépression constitue le mode d'entrée dans la démence. On estime que l'apparition d'un syndrome dépressif après l'âge de 60 ans chez un sujet sans antécédent à cet égard doit conduire à une évaluation neuropsychologique et à un suivi à distance (1). Pour autant, la normalité des tests neuropsychologiques initiaux n'élimine pas l'éventualité d'une aggravation cognitive ultérieure. Dans d'autres situations, aucune évolution vers la démence n'est observée, et celle-ci constitue alors un authentique diagnostic différentiel.
Lorsque la dépression survient au cours de la démence, le diagnostic est difficile du fait des troubles cognitifs.
-› "Avant tout, il faut prendre garde aux corrélations statistiques qui ne reflètent parfois que des liens de concomitance. Cependant, il est logique de penser que la démence altère certains circuits impliqués dans la régulation de l'humeur, ce qui explique les manifestations thymiques associées à la maladie. Inversement, la dépression peut, comme toute atteinte neurologique, favoriser l'apparition d'une démence". Les formes de dépression les plus susceptibles d'évoluer vers une démence sont les formes cognitives majoritaires, les formes de novo apparaissant tardivement (› 65 ans), et les formes répondant partiellement au traitement antidépresseur. Les dépressions survenant à l'âge adulte mais conservant des symptômes résiduels témoignent également d'une fragilité cérébrale.
-› "Quel que soit le contexte, la prise en charge de la dimension dépressive "aide la démence", surtout en cas de forme débutante. Même si l'on ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour affirmer la démence, mais que l'on en soupçonne l'existence, il est plus pertinent de soigner la dépression que de prescrire par exemple un anticholinestérasique. En effet, la disparition des symptômes dépressifs améliore les interactions du patient avec son environnement, ces interactions étant elles-mêmes neuroprotectrices. C'est donc la clinique qui reste prioritaire et qui guide la prise en charge". Pour autant, il faut prendre garde à ne pas retarder le diagnostic de démence, même lorsque le "test aux antidépresseurs" s'est révélé concluant.
DÉPRESSION ET MALADIES ORGANIQUES
-› De nombreuses pathologies somatiques sont associées à une dépression, que celle-ci soit réactionnelle à une pathologie invalidante ou qu'elle soit considérée comme faisant partie de la symptomatologie (dépressions "secondaires"). Parfois, la dépression semble être à l'origine de la maladie organique (voir aussi encadré 2).
Une fois apparue, la dépression évolue souvent pour son propre compte et nécessite un traitement spécifique, même après traitement de la maladie causale.
-› Les pathologies cardiaques (angor et infarctus du myocarde) sont les maladies somatiques les plus souvent associées à un état dépressif (3).
-› Les accidents vasculaires cérébraux sont aussi de grands pourvoyeurs de dépression (dépression vasculaire). Le caractère endogène (et pas seulement réactionnel) de la dépression post-AVC a été évoqué grâce à l'observation de patients présentant une anosognosie des troubles neurologiques, et ayant développé un état dépressif par la suite (3). À l’inverse, la dépression augmente par elle-même le risque d'AVC.
-› S'agissant de la maladie de Parkinson, la dépression fait partie du tableau clinique de la maladie et précède parfois de plusieurs années les troubles parkinsoniens (3).
-› Parmi les autres pathologies associées à la dépression, citons les dysthyroïdies, l'hyper et l'hypoparathyroïdie, le syndrome de Cushing, le déficit en vitamine B12, la dénutrition, les cancers.
=› Il est donc souhaitable, selon le contexte, de procéder à un bilan complémentaire : NFS, ionogramme sanguin, fonction rénale, TSH, bilan hépatique, albuminémie.
LA DÉPRESSION DOIT ÊTRE TRAITEE
Les médicaments
Les antidépresseurs sont efficaces sur 60 à 70 % des patients, soit autant que chez l'adulte jeune, quelle que soit la forme clinique de dépression (1). On dispose des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS), des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSNA), des tricycliques et des "autres" antidépresseurs. Il existe peu d'études concernant la population de sujets âgés déprimés. Parmi ces dernières, on dispose majoritairement d'études où la sous-population âgée est extraite de la population générale. Des études spécifiques centrées exclusivement sur les sujets de plus de 65 ans sont désormais exigées des agences réglementaires. Elles concernent donc uniquement les molécules récemment mises sur le marché (escitalopram, agomélatine) dont les résultats versus placebo sont en faveur de la molécule active.
-› Par extension des données issues des recommandations générales, les IRS (citalopram, escitalopram, fluoxétine, fluvoxamine, paroxétine, sertraline) sont les molécules recommandées en première intention (2 ; 4), du fait de leur facilité d'utilisation et de leur bon profil de tolérance chez le sujet âgé. Ils n'ont pas ou peu d'effet anticholinergique, et pas de toxicité cardiaque. Les IRSNA (duloxétine, milnacipran, venlafaxine), également utilisables en première intention, agissent à la fois sur la composante noradrénergique et sérotoninergique de la dépression. "Lorsque la composante noradrénergique est prépondérante (difficultés d'attention et de concentration, ralentissement psychomoteur, asthénie), les IRSNA sont intéressants. Lorsque l'anxiété ou les troubles de l'humeur prédominent, on utilise plutôt les IRS. Au chapitre des effets secondaires, il faut surveiller au plan psychique la survenue possible d'un état de distanciation avec indifférence et émoussement affectif, induit par l'augmentation de la sérotonine au niveau cérébral. Dans ce cas, une alternative consiste à prescrire de la miansérine ou de la mirtazapine". Ne pas oublier de prendre en compte les risques d'hyponatrémie, les risques hémorragiques (adapter éventuellement la posologie des AVK) et les risques d'interactions médicamenteuses (cytochrome P450).
-› Parmi les "autres antidépresseurs", la miansérine et la mirtazapine ont des propriétés anxiolytiques, ce qui permet de les proposer lorsque la composante anxieuse est importante, ou encore en cas de troubles du sommeil. Attention à la prise de poids sous mirtazapine. L'agomélatine est une molécule récente dont il faut attendre le résultat des essais cliniques pour statuer sur son efficacité chez le sujet âgé. Les IMAO sont utilisés en deuxième, voire troisième intention (4).
-› Les antidépresseurs tricycliques sont également réservés à la deuxième intention (4). Du fait de leurs propriétés anticholinergiques, ils favorisent l'émergence ou l'aggravation de troubles cognitifs et accentuent le risque de chutes et/ou de confusion. Ils ont par ailleurs une toxicité cardiaque (effets quinidiniques, tachycardisants et hypotenseurs) (1).
-› L'antidépresseur peut être initié à dose plus faible que chez l'adulte jeune, progressivement augmentée pour atteindre la dose efficace. L'Afssaps recommande une phase d’attaque d’au moins 6 semaines et une phase de continuation d’au moins 12 mois (4).
Dans tous les cas, la réponse au traitement doit être évaluée. "On estime chez le sujet âgé que si un médicament antidépresseur n'a pas permis d'obtenir une réponse d'au moins 20 % dans les 4 premières semaines, il est peu probable d'obtenir une meilleure réponse par la suite. D'où l'importance d'avoir réalisé un bon examen clinique au départ, la notion d'amélioration ou de non amélioration ne pouvant être basée sur une simple approche globale".
-› La prescription concomitante de benzodiazépines (ou apparentés) ne doit en aucun cas être systématique, surtout chez le sujet âgé.
Les approches non médicamenteuses
-› Les psychothérapies sont tout à fait utilisables après 65 ans, quelle qu'en soit l'inspiration (psychothérapie de soutien, psychothérapie d'inspiration analytique, thérapie cognitivo-comportementale, sociothérapie).
-› La sismothérapie est réservée aux cas de dépression mélancolique ou résistante au traitement antidépresseur. L'âge n'est pas en soi une contre-indication.
-› Les conditions de vie de la personne âgée peuvent être améliorées en coordonnant l'action des différents intervenants, médicaux, sociaux, familiaux. Ces mesures font partie de la stratégie thérapeutique.
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