Catherine Tourette-Turgis, créatrice de l'université des patients

Catherine Tourette-Turgis (université des patients) : « Les patients formés récupèrent de la fierté et de l’estime d’eux-mêmes »

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Publié le 03/03/2023
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À l’origine de l'université des patients, Catherine Tourette-Turgis, professeure en sciences de l'éducation, revient sur la reconnaissance progressive de l'expertise des malades et envisage de nouveaux espaces d'engagement possibles.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Comment est né et a évolué le concept de patient expert ?

CATHERINE TOURETTE-TURGIS : Les premiers patients experts sont les alcooliques anonymes, une organisation née en 1935. Ces patients vont s’apercevoir qu’ils peuvent se traiter les uns les autres sans recours à des professionnels de santé, à une époque où il n’y avait pas de réponse médicale, ni de réponse psychothérapeutique bienveillante et où la seule intervention était répressive. Ce premier jalon a été suivi d’un long cheminement vers la reconnaissance des savoirs expérientiels des patients concernés.

Un deuxième cheminement a été d’envisager le recours aux malades comme pôle de connaissance légitime pour améliorer la qualité et la sécurité des soins. C’est la perspective dans laquelle nous sommes depuis la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) de 2009 et l’avis de la Haute Autorité de santé (HAS) sur l’engagement des usagers dans le système de santé en 2020.

Cette reconnaissance vient de la lutte contre le sida. Les malades étaient sans réponse thérapeutique et vivaient dans un climat de stigmatisation. Ils se sont organisés pour leur survie, ont été capables de documenter leurs symptômes et de travailler directement avec les médecins. Surtout, ils ont été acteurs des politiques publiques de prévention et de lutte contre l’épidémie.

La création de l’université des patients en 2010 correspondait-elle à un besoin de formalisation de ce nouveau rôle ?

Cette création est le résultat de mon parcours académique et professionnel, d’un choix délibéré d'une formation pluridisciplinaire (philosophie, sciences sociales et médicales, sciences de l’éducation) en référence à un vaste champ de pratiques professionnelles (l'accompagnement, l’éducation des malades et la formation des soignants).

Sans aucun doute, ma rencontre avec les malades du sida en 1984 à San Francisco a été déterminante. Au cours des dix années passées là-bas entre recherche et soutien aux malades, j’ai élaboré un modèle d’accompagnement et participé au lancement des premières universités VIH-sida lors de l’arrivée des trithérapies en 1995.

À mon retour, la première université des patients est créée en 2010 au sein de la faculté de médecine Sorbonne Université avec la décision d’intégrer 30 % de patients dans les diplômes d’éducation thérapeutique que je dirigeais. L’objectif : transformer leur expérience en expertise et en compétences à partager. Depuis, trois diplômes universitaires (DU) sont proposés : un premier en éducation thérapeutique, un autre en démocratie en santé et un dernier dans le champ du rétablissement en oncologie. En complément des DU, nous organisons régulièrement des masterclass qui sont des formations courtes de six à huit jours (contre 12 à 15 jours pour les DU), répondant à un besoin de monter en compétences.

Il faut souligner que diplômer des malades dans une faculté de médecine était totalement inédit : il y avait des réticences, parfois des incompréhensions mais en réalité rien n’était opposable dans les textes. Cette innovation a depuis fait son chemin, jusque dans les institutions. Des universités ont ouvert à Grenoble, Marseille, Nice… Notre diplôme en rétablissement en oncologie a servi de modèle à une initiative au Maroc. Et la voie ouverte à la professionnalisation en oncologie porte ses fruits avec des patients diplômés recrutés par des équipes de soins, particulièrement en Nouvelle Aquitaine dans le cadre d’une expérimentation portée par l’Agence régionale de santé (ARS).

On parle aujourd’hui de patient expert, mais aussi de patient partenaire ou de patient chercheur. À quoi renvoient ces différents termes ?

Le terme patient expert correspond à une reconnaissance de l’expertise des patients, une terminologie mal acceptée au départ en France par le milieu médical. Celui de patient partenaire porte la volonté d’une approche partenariale soignant-soigné. C’est un changement de paradigme dans une culture médicale française plutôt verticale.

D’autres termes existent par ailleurs : le patient chercheur qui participe à la recherche, le patient formateur qui intervient dans la formation initiale et continue des professionnels de santé. Le pair-aidant en santé mentale est intégré dans une équipe de soins et y joue un rôle de médiateur dans la réhabilitation notamment. Chaque dénomination renvoie à une catégorie d’activité.

Cette multiplicité des appellations est en partie liée au contexte, à l’absence de statut défini par l’État. Ce mouvement va donner lieu à des réorganisations et probablement à de nouvelles appellations. Le patient expert en addiction par exemple est aujourd’hui inscrit au répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), en faisant de fait une profession reconnue.

Un statut officiel est-il nécessaire ?

S’il est favorable aux malades et porté par eux, oui. Si ce n’est pas le cas, le risque est de poser un cadre qui ne convienne pas aux pratiques. Dans les pays anglo-saxons, les lois viennent entériner des pratiques, alors qu’en France, l’intégration dans une loi se fait dans un climat d’hypervigilance, de suspicion. La démarche ne peut être pertinente qu’en confiance avec les personnes concernées. Un statut devrait être suffisamment ouvert pour permettre la poursuite d’initiatives variées, pour autoriser l’innovation.

Quelles sont les évolutions que vous observez ?

La crise sanitaire a été un tournant en interrogeant le sens de la vie, le rapport à la vulnérabilité et la signification du travail. On a vu arriver des demandes massives d’inscription pour des masterclass, qui donnent accès à une certification et non à un diplôme. Ces masterclass abordent des sujets extrêmement variés : le cancer du sein métastatique, la création d’une association, les questions de genre et santé.

À l’hôpital des Quinze-Vingts, une masterclass sur le glaucome et la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA) s’est montée avec des patients qui veulent devenir des patients partenaires. Les proches s’investissent également, et notamment des parents d’enfants malades qui veulent faire avancer les choses sur les maladies rares.

Autre exemple avec la drépanocytose, une masterclass initiée par la Pr Mariane de Montalembert et une association de parents et de patients montre une évolution vers une approche collaborative entre soignants et soignés. Un tiers des patients y participent sur les conseils des soignants qui ont besoin d’eux dans leur service. Même les enfants sont demandeurs ! Ils ont aussi besoin d’espaces à eux autour de leurs préoccupations, qui portent souvent sur la relation avec les parents. Certains s’inquiètent de voir leurs parents mettre leur vie entre parenthèses. C’est un chantier à mener et je continuerai à le faire.

C’est important que cela se passe à l’université des patients, car ce sont d’abord de nouveaux espaces d’échange où chacun peut s’exprimer dans un espace accueillant et sécurisé avec d’autres personnes concernées. Une institution bienveillante, génératrice d’épanouissement pour certains avec la possibilité de sortir de l’isolement, mais aussi de la stigmatisation. Les patients récupèrent de la fierté et de l’estime d’eux-mêmes.

Vous avez participé au lancement en 2021 de la chaire « Compétences et vulnérabilités ». Quels en sont les objectifs ?

C’est l’aboutissement de mon parcours de recherche. Il s’agit de reconnaître les apprentissages liés à la vulnérabilité. La réflexion est complémentaire de celle des chaires partenaires « Humanités et santé » de Cynthia Fleury et « Handicap, emploi et santé au travail » de Karine Gros. Ces trois chaires partagent un programme qui vise à penser les cadres sociaux du prendre soin d’autrui.

Quand on prend soin d’un vulnérable, on commence par le priver de son pouvoir d’agir, on le met dans un lit, on l’intègre dans une institution, on limite ses droits, etc. Ça interroge les dispositifs de protection, qui au nom de celle-ci sur-vulnérabilise les vulnérables. C’est un combat pour moi. On ne peut plus agir sans les patients. Je rêve – et je ne suis pas seule - d’un hôpital dirigé par des patients ou de projets sur le vieillissement menés par des seniors experts.

Vous menez également un projet pilote de centre de bilan de compétences.

Oui, il s’agit d’une innovation là encore : lancer le premier centre de bilan de compétences intégrant les parcours de vie des malades, en commençant par la cancérologie. Cela se traduit par la création d’espaces d’écoute, les cafés du rétablissement ou des ateliers « Cancer et travail » avec Sanofi.

Avec des professionnels du bilan de compétences, des patients experts, des patients diplômés de l’université des patients de la Sorbonne, des équipes en oncologie, nous réfléchissons à l’élaboration d’un outil amélioré qui, pour la première fois, sera testé par 100 personnes concernées par le cancer.

Il faut pouvoir prendre en compte cette dimension de la vie des patients en situation de maladie pour co-produire des solutions. Le pilote est en cours d’élaboration avec une fin d'expérimentation prévue dans trois ans. L’ambition est de faire entrer ces bilans dans la sphère d’une véritable politique publique du rétablissement sensible, adaptée et bienveillante.

Propos recueillis par Elsa Bellanger

Source : Le Quotidien du médecin