Le point de vue du Pr Bernard Granger*

Ethique du soin contre obsession comptable : deux logiques antinomiques

Publié le 24/06/2022
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Convocations à répétition, réunions qui n'en finissent pas, actes administratifs redondants, contrôles a priori, multiplication des e-mails… Le psychiatre de l'hôpital Cochin (AP-HP), très engagé dans la défense de l'hôpital public signe ce mois-ci un pamphlet (Excel m'a tuer, Éditions Odile Jacob). Il rêve d'un hôpital débarrassé du « millefeuille administratif » qui l'entrave. À défaut, prévient-il, les soignants seront toujours plus nombreux à s'en aller.

Comment vider l’océan à la petite cuillère ? La mission semble impossible, aussi impossible que de combattre le cancer bureaucratique, qui se développe partout, y compris à l’hôpital, qu’on aurait pu croire préservé de cette plaie, de ce fléau, de cette tare.

Une solution radicale consisterait à accélérer la suppression des effectifs et des lits, ainsi l’hôpital finira par disparaître faute de soignants et de locaux pour accueillir les malades. Mais n’est-ce pas faire preuve de radicalité et d’une grave fausseté de jugement ? Les Shadoks continueraient de pomper…

Sans aller jusqu’à cette extrémité, ni probable heureusement dans sa survenue (même si au train où vont les choses on peut se le demander) ni certaine malheureusement dans ses résultats, des mesures simples pourraient avoir un léger impact : diviser par dix le nombre de réunions et imposer une heure de fin pour chacune d’elles (ceci afin que les participants sachent à quelle heure ils vont pouvoir retourner à leur travail), identifier clairement les responsables et les responsabilités, ne pas permettre l’envoi d’un mail à plus de douze personnes différentes, simplifier le codage en divisant par 100 le nombre de catégories, etc. Cela libérerait du temps soignant, ce dont nous manquons le plus.

La suppression de tout indicateur manipulable éviterait un « reporting » inutile et l’accomplissement d’actes que la morale réprouve.

Les contrôles a priori seraient avantageusement remplacés par des contrôles a posteriori, ciblés, et pourquoi pas, en s’appuyant sur l’expertise des pairs : économie de temps, d’énergie et gains d’efficience considérables. Le temps des visites organisées à l’avance pour complaire aux accréditeurs de la (Très) Haute Autorité de santé pourrait être décrété révolu. Des visites impromptues seraient sûrement plus riches d’enseignements. On rétablirait aussi les surfaces et les effectifs attribués aux activités bureaucratiques à leur niveau de 1992, c’est-à-dire il y a 30 ans, quand la tumeur restait circonscrite à l’acceptable. Il faudrait par ailleurs redonner à l’administration sa fonction support et lui enlever tout le reste et simplifier le mille-feuille administratif selon un principe de subsidiarité impliquant des circuits courts de décision, avec la responsabilisation qui en découle pour ceux qui auraient le pouvoir de décider.

Une tâche herculéenne

Cette utopie fait rêver les victimes de la bureaucratie. Elle fera hurler les bureaucrates et les technocrates qui y verront l’expression d’un vil corporatisme, eux qui sont exempts de cet horrible travers. Ils feront tout pour que l’avènement de cette nouvelle ère soit repoussé aux calendes grecques, par des manœuvres dilatoires au nom de l’intérêt général, dont ils s’estiment les seuls garants.

Essayons alors une méthode plus douce et plus acceptable par les décideurs. Divisons le nombre de réunion par deux seulement (25 % la première année). Ce serait déjà beaucoup. Surtout, prenons les actes administratifs un par un et voyons, en toute objectivité et rationalité, lesquels sont nuisibles, lesquels sont inutiles, lesquels sont redondants, lesquels peuvent être simplifiés, lesquels enfin sont si admirables qu’il serait inconvenant d’y toucher. Nous ne garderions ainsi que les pépites cachées au milieu de ces tonnes de gravats.

C’est trop, direz-vous. C’est une tâche herculéenne qui nécessiterait la mise en œuvre d’un groupe de réflexion pluriprofessionnel, avec comité de pilotage (Copil) présidé par une personnalité extérieure, un (très) grand serviteur de l’État (bureaucratique), et rapport (biaisé) d’étape avant un rapport final (édulcoré), si toutefois ce chantier était mené à son terme. Vu le nombre d’actes administratifs concernés, plusieurs milliers, à raison de l’examen de chacun d’eux à la loupe, dix ans ne suffiront pas.

Il reste à courir aux abris. Rester dans son cocon (ou en trouver un ailleurs) et faire semblant de se soumettre aux diktats absurdes de la bureaucratie. C’est encore trop, car si vous ne faites pas preuve d’allégeance, si vous vous laissez aller à des remarques désobligeantes, si vous boudez les réunions, si vous ne répondez pas aux sollicitations incessantes de l’administration hospitalière (très douée pour faire des états des lieux périodiques dont on ignore les suites), ou refusez de travailler pendant des mois ou des années sur des projets qui ne verront jamais le jour, si vous ne participez pas à l’élaboration des actions phares de l’institution, bref si vous ne jouez pas le jeu, vous n’obtiendrez rien, vous serez considéré comme un pestiféré dont la fréquentation est devenue dangereuse. Vous serez exclu, méprisé, diffamé, balancé aux orties.

L’éthique du soin s’oppose frontalement à la logique bureaucratique et comptable. On les a crues compatibles : elles sont antinomiques. Le visage hideux de la bureaucratie finit par révulser les soignants et les fait fuir : ils ne peuvent plus exercer leurs missions avec humanité et selon leur conscience.

Que faire ? Mais, que faire donc ?

* Pr Bernard Granger, psychiatre, Université Paris Cité

Source : Le Quotidien du médecin