LE QUOTIDIEN : Vous avez écrit que The Lancet avait été fondé pour combattre le népotisme qui régnait dans la communauté médicale de l’Angleterre du XIXe siècle. Pouvez-vous expliquer le contexte de la création de ce journal ?
MARTIN GORSKY : Le XIXe siècle peut être considéré comme une période d’émergence de la profession de médecin au Royaume-Uni et de développement d'une classe moyenne. Il y avait alors une féroce compétition entre médecins sur le marché du travail.
Il n'y avait pas vraiment de différence entre ce qu'on pourrait qualifier aujourd'hui de pratique « normale » de la médecine, et les herboristes, les homéopathes, voire les charlatans. Le système hospitalier était très divisé et il était difficile d'y entrer sur la seule base de ses compétences. Il y avait aussi des hôpitaux pour indigents, financés par la philanthropie, mais les médecins ne voulaient pas travailler dans ces lieux, pour peu qu'ils se soucient de leur statut ou de leur image.
La pratique privée existait, mais pour attirer dans son cabinet la patientèle la plus fortunée, l'idéal était d'avoir une consultation dans un hôpital prestigieux. Or tous les médecins qui avaient un poste dans les grands hôpitaux londoniens étaient liés les uns aux autres d'une manière ou d'une autre, soit par leur appartenance à un parti politique soit parce qu’ils fréquentaient les mêmes communautés religieuses.
Le fondateur du Lancet, Thomas Wakley, voulait être la voix des « médecins de l’ordinaire », ceux qui essayaient de trouver leur place sans bénéficier des réseaux des grands médecins de la capitale.
Dès ses débuts, The Lancet a abordé des sujets très politiques comme la santé en prison ou le bien-fondé des châtiments corporels dans l'éducation. Est-ce que cela en fait un journal politique ?
C'était une époque de grands changements. Il y avait des débats nombreux sur le droit de vote ou sur la forme que devaient prendre les élections. En 1832, 1867 et 1884, les Reform Acts ont redistribué les pouvoirs entre les différentes chambres. La nature démocratique même de la société était en débat, avec une remise en cause de la « vieille corruption », c’est-à-dire le contrôle aristocratique sur les parlements.
Dans ce contexte, The Lancet ne pouvait être autre chose qu'un journal au moins partiellement politique. Il est impossible de s’intéresser à la « médecine sociale », telle qu'on l'appelait à l'époque, sans traiter de ses ramifications politiques : la taxation pour payer les politiques sanitaires, les services de santé, le pouvoir de l’État à mettre en place une obligation vaccinale… Des questions toujours d'actualité, comme l'épisode récent de la pandémie du Covid-19 l'a montré.
Quelle conception de la science et de la recherche médicale se faisaient les médecins du XIXe siècle ? The Lancet a-t-il contribué à modeler l'idée que l'on s'en fait de nos jours ?
Son rôle est en tout cas indéniable ! La vision de la science par les médecins du XIXe siècle est une importante question chez les historiens, car il y a eu de profonds bouleversements pendant cette période. Lorsque The Lancet a été fondé, des pratiques comme l'utilisation de sangsues ou les saignées avaient encore cours. Mais dans le même temps, les premières théories sur les micro-organismes ont vu le jour et les maladies sont devenues de véritables sujets d'étude. C'est aussi à cette période qu'a été défini pour la première fois un examen clinique avec les débuts du stéthoscope et de l'épidémiologie.
The Lancet fournissait un espace pour informer sur ces changements, mais aussi un endroit où l'on pouvait faire la transparence sur l'enseignement et la pratique de la médecine, à travers la publication d'études de cas ou de descriptions de nouvelles techniques.
Très peu des innombrables publications médicales créées en même temps que The Lancet ont vu naître le XXe siècle. Pourquoi The Lancet a-t-il survécu pendant deux siècles ?
Il y avait un énorme marché pour les nouvelles publications et c'est pour des raisons finalement très pratiques que The Lancet a perduré. Cela tient en premier lieu à son faible prix et à sa publication hebdomadaire, alors que les autres journaux étaient publiés moins fréquemment. Il lui était plus facile d'animer des débats sur des sujets d'actualité clés.
The Lancet est aussi l'un des rares journaux médicaux de cette époque à avoir un rédacteur en chef à temps plein, prêt à s'investir dans les débats politiques de son temps. Cela a construit sa réputation.
L'Angleterre disposait d'un immense empire colonial. Comment cela a-t-il influencé la production scientifique et médicale de l'époque ?
Beaucoup de médecins émigraient vers les colonies, ou au contraire depuis les colonies. Ces « médecins migrants », qui ne jouissaient pas des mêmes relations que les grands médecins de la capitale, ont trouvé dans The Lancet un bon moyen d'échanger sur leur travail ou de se tenir informés.
Par ailleurs, The Lancet recevait des rapports provenant des différentes parties de l'empire, et on y discutait de la politique sanitaire dans ces régions. Beaucoup d'articles traitaient par exemple de la santé des soldats après la grande révolte indienne de 1857. À la fin du XIXe siècle, la médecine tropicale s'est développée dans les pages du journal, avec des sujets comme le paludisme, la fièvre jaune ou la lèpre, dans le sillage des travaux de Pasteur et de Koch.
À partir de quel moment The Lancet n'a-t-il plus été un journal purement anglais, mais un journal de la communauté scientifique internationale ?
Je n'ai pas fait de recherches approfondies sur ce sujet, donc je ne pourrai pas vous donner une date précise. Mais j'ai remarqué que, lorsque certaines percées scientifiques ont eu lieu autour du paludisme par exemple, des auteurs étrangers ont fait leur apparition dans le journal. Ce fut notamment le cas de Koch, dont les travaux africains ont été publiés dans The Lancet.
The Lancet est aussi connu pour ses commissions thématiques d'experts, qui collaborent avec des institutions, telles que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et le centre international de recherche sur le cancer (Circ), pour émettre des recommandations. Comment le journal a-t-il acquis le statut de partenaire particulier de ces grands acteurs ?
Lors de mes recherches, j'ai été assez surpris de découvrir qu'il s'agit en fait d'une habitude très ancienne dans l'histoire du journal. Dès 1851, le journal a mis sur pied des commissions pour travailler sur la sécurité des aliments ou des médicaments.
À cette époque, la chambre des communes devait adopter des législations pour protéger la santé de la population. The Lancet a pris position et créé ce qu'ils appelaient à l'époque une « commission analytique sur l'assainissement ». Cette commission travaillait avec un laboratoire chargé de réaliser des tests pour évaluer la sécurité des aliments et des traitements. Par la suite, nous avons trouvé que d'autres commissions avaient été créées sur des sujets extrêmement politiques comme la pénurie d'infirmières.
Vers le milieu du XXe siècle, ces commissions ont progressivement cessé. Il a fallu attendre les années 2000 pour les voir réapparaître, quand Richard Horton est devenu rédacteur en chef. Je pense que cette résurrection a été motivée par la montée en puissance de la santé mondiale.
Vous évoquiez la crise Covid. Cette épidémie a mis à mal l'édition scientifique. The Lancet lui-même a dû retirer un article qui démontrait l'inefficacité et même la dangerosité de l'azithromycine et de l'hydroxychloroquine. Pensez-vous qu'à l'heure où nous sommes bombardés d'informations médicales, le modèle du Lancet soit toujours pertinent ?
Nous manquons un peu de recul pour savoir quelles pourraient être les conséquences de l'épisode du Covid sur la crédibilité et l’intérêt des revues médicales. Je pense qu'il faudrait voir à long terme comment évoluent les ventes et les abonnements au Lancet.
Néanmoins, mon opinion est que rares sont les journaux qui peuvent revendiquer la réputation et la confiance que l'on accorde au Lancet. Avec d'autres journaux, comme le British Medical Journal (BMJ), il est toujours considéré comme le « gold standard » des publications revues par les pairs. En dépit des clameurs et de la multiplication des modes de communication, il reste un repère important.
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