Face aux accusations de « ratage » dans le suivi psychiatrique de l'auteur de l'attaque de Paris, la communauté des psychiatres s'émeut d'une mise en cause « à chaud » et dénonce « une attaque grossière contre une profession déjà maltraitée ».
Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, a en effet évoqué le 4 décembre un « ratage psychiatrique » dans le suivi d'Armand Rajabpour-Miyandoab, jeune islamiste radical ayant perpétré l'attentat mortel au couteau près de la tour Eiffel samedi soir à Paris, ajoutant que « les médecins ont considéré à plusieurs reprises qu’il allait mieux ».
« Monsieur le Ministre, associer les troubles psychiatriques aux actes terroristes est pour le moins hasardeux ! Ce glissement sémantique peut induire une confusion entre délinquance et maladie mentale, soins psychiatriques, incarcération et injonction administrative, et risque d’aggraver la stigmatisation des malades que nous soignons », écrivent dans un communiqué commun le Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH), le Syndicat des psychiatres d'exercice public (Spep), l'Union syndicale de la psychiatrie (USP) et l'Intersyndicale de défense de la psychiatrie publique (Idepp)
« Démagogie », « réaction à chaud »
« Parler d'un raté de la psychiatrie, c'est une attaque assez grossière contre notre profession, déjà maltraitée », déclare le Pr Bernard Granger, psychiatre à l'université Paris-Cité. Il déplore « une réaction à chaud où l'on cherche des responsables », et pointe « les incertitudes toujours très grandes sur les passages à l'acte ». « Associer les troubles psychiatriques à la commission d'actes terroristes est pour le moins hasardeux, pour ne pas dire démagogique, abonde le Dr Michel Triantafyllou, président du Spep.
Pour le Dr Jean-Pierre Salvarelli, vice-président du SPH, « la surexposition psychiatrique sert aux politiques à se dédouaner de leurs responsabilités » face aux maux de la société.
« Qu'est-ce qui a prévalu (chez l'assaillant) : l'idéologie jihadiste ou la pathologie mentale, qui a aussi pu être re-déclenchée ou aggravée à la lueur des événements au Moyen-Orient ? », s'interroge le Dr Alain Mercuel, coordonnateur des équipes mobiles psychiatrie et précarité d'Île-de-France et psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne (Paris).
L'arrêt du neuroleptique, en accord avec son médecin en mars 2022, a peut-être « favorisé le passage à l'acte car l'individu a pu décompenser », mais une personne « peut passer à l'acte malgré un traitement bien pris », relève le Dr Alexandre Baratta, qui exerce en unité de soins intensifs psychiatriques à Sarreguemines. Dans son unité, « trois patients souffrent de maladies mentales graves, présentent une grande perméabilité à l'islamisme radical, ne passeraient pas forcément à l'acte mais peuvent être instrumentalisés » car leur pathologie les rend « vulnérables et plus violents », explique-t-il.
Le lien entre psychiatrie et radicalisation fait polémique depuis longtemps. « La fausse idée que la radicalisation relèverait d'un problème d'ordre psychiatrique perdure. Les pouvoirs publics ont toujours le vœu pieux que les psychiatres prennent en charge la radicalisation. Mais la radicalisation n’est ni un virus ni une maladie, nous demander de la prendre en charge n’a pas grand sens ! », dénonçait dans nos colonnes en 2021 le Dr Guillaume Monod, responsable de la consultation de santé mentale à la maison d’arrêt de Seine-Saint-Denis (Villepinte).
Quant à la prévalence des troubles psys chez les sujets radicalisés, elle est loin de faire consensus. Selon les définitions, elle irait de 0 à 35 % indiquait le rapport de la Fédération française de psychiatrie de 2020. Le ministère de l'Intérieur évoque le chiffre de 20 %. « Selon toutes les études internationales, la prévalence des troubles psychiatriques parmi les sujets radicalisés et commettant des actes terroristes est d’environ 5 à 6 %. Selon les données communiquées par l’administration pénitentiaire en 2022, seulement 8 % des personnes incarcérées pour des faits de terrorisme présentent des troubles psychiatriques », lit-on aujourd'hui dans le communiqué des syndicats de psychiatres publics.
Injonctions de soins
L'assaillant de la Tour Eiffel, fiché pour radicalisation islamiste (FSPRT), était « soumis à une injonction de soins impliquant un suivi psychiatrique resserré et contrôlé par un médecin coordinateur » jusqu'à la fin de la mise à l'épreuve le 26 avril 2023, après une nouvelle expertise psychiatrique, a indiqué le procureur antiterroriste Jean-François Ricard.
Fin octobre, la mère de l'assaillant, voyant que son fils « se repliait sur lui-même », avait effectué un signalement aux autorités, qui avaient tenté de l'hospitaliser d'office, en vain faute d'infractions et de troubles suffisamment graves. La mère, quant à elle, n'a pas voulu recourir à l'hospitalisation sous contrainte à la demande d'un tiers, suggérée par la direction générale du renseignement intérieur.
Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a réclamé que les autorités « puissent exiger une injonction de soins » pour une personne radicalisée suivie pour troubles psychiatriques afin de prévenir des passages à l'acte.
« Il est très difficile de soigner des personnes sous contrainte, surtout si l'idéologie est massive », souligne le Dr Alain Mercuel, de l'hôpital Sainte-Anne. « L'injonction de soins peut être utile, mais n'est pas un remède magique », considère le Pr Bernard Granger, évoquant aussi des difficultés de mise en place (délai, manque de personnel).
Actuellement, des soins psychiatriques sans consentement sont possibles sur demande du préfet en lien avec un trouble grave à l'ordre public, « si un expert médical a prononcé l'injonction de soins et si une pathologie mentale nécessite le soin », précise le Dr Michel David, ancien président de la Fédération française de psychiatrie. En outre, les autorités qui suivent les personnes radicalisées disposent déjà d'un accès aux dossiers d'hospitalisation sans consentement en psychiatrie, rappellent les syndicats. Et en cas de « signes d'alerte », il est déjà prévu que le médecin prévienne le juge d'application des peines.
« Les nouvelles formes de rupture de radicalisation et de violences de masse nécessitent sans aucun doute de larges concertations pluri-professionnelles au sein desquelles pédopsychiatres et psychiatres auront toute leur place, mais rien que leur place, pour poser un diagnostic, évaluer, comprendre, soigner, accompagner et réinsérer », signent les représentants de la psychiatrie publique. Non sans regretter l'état « déliquescent » dans laquelle est maintenue leur discipline, le « délabrement avancé » du secteur et le « grand mépris du gouvernement ».
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