Peut-être plus qu'ailleurs, l'argent est tabou en santé. Évoquer la dimension économique serait une menace pour la relation de soin, niant toute éthique, faisant du médecin un prestataire de services, du patient, un consommateur, et in fine, de la vie humaine, un objet de marchandisation voire de spéculation.
Pourtant, l'argent est loin d'être l'impensé de la médecine. La charte de la médecine libérale de 1927 proclame la liberté des tarifs par paiement et entente directs entre le malade et le médecin. Certains arguments brandis par les lecteurs du « Quotidien » contre le tiers payant en portent encore la trace. « Destruction totale de la relation personnalisée avec le patient et de l'individualité du médecin qui devient un distributeur automatisé. Un costume unique pour tous les médecins, cela s'appelle le collectivisme », tempête « Attar ». « Cela donne une impression de gratuité pour le malade qui modifie la relation patient médecin », note un rhumatologue. « Les gens sont de moins en moins responsabilisés par rapport à leur santé et ce que coûtent réellement les soins », commente encore un généraliste. « Cette gratuité est totalement inflationniste mais l'admettre est politiquement incorrect », considère « Tequila63 ».
À l'hôpital, le manque de moyens est au cœur de la crise actuelle. « On est au bout. Donnez les moyens au ministère de la Santé de nous donner les moyens de soigner nos patients ! », ainsi le neurologue Dr François Salachas, membre du Collectif Inter-Hôpitaux, alertait-il Emmanuel Macron fin février, l'appelant à « refinancer en urgence l'hôpital public ». Sans oublier que les coûts de certains traitements mettent à mal la soutenabilité de notre système solidaire de santé.
Contrôle des dépenses
Néanmoins, plusieurs voix s'élèvent pour lever le voile d'ignorance qui plane sur le coût des soins. Parfois celles qu'on n'attendait pas, comme la vice-présidente de France Assos Santé Claude Rambaud qui plaide de longue date pour que les patients connaissent « à l'avance le prix d'une consultation, surtout en cas de dépassement d'honoraires, pour s'organiser, pour planifier les soins ». Elle voit aussi une vertu pédagogique à connaître a posteriori le coût d'une prise en charge. « Il ne s'agit pas de culpabiliser, mais de responsabiliser le patient », affirme-t-elle.
L'économiste libéral Frédéric Bizard parle, lui, d'« autonomiser le patient, le faire devenir acteur de son parcours, où la compréhension de la pathologie s'entend aussi sous l'angle économique ». Il ne s'agirait pas de savoir combien on a pu coûter après une hospitalisation. Le fondateur de l'Institut Santé propose plutôt que dans le cadre d'une maladie chronique, un contrat (sur le modèle des programmes personnalisés de soins en oncologie) soit passé entre patient, équipe médicale et Assurance-maladie autour d'un panier de soins remboursé à 100 % qui répondrait aux besoins de chacun. « Les individus auraient ainsi une visibilité et un contrôle meilleurs de leurs dépenses de santé ; leur implication améliorerait leur compliance, et donc les chances de succès du traitement… Ce qui contribuerait à réduire les coûts des affections longue durée pour la collectivité », explique-t-il. Quant aux soins courants, le libéral recommande le maintien d'un reste à charge non absorbable par les assurances privées, sauf pour les bénéficiaires de CMU - CMU-C, dont le seuil devrait être revu pour couvrir toutes les personnes qui ont en besoin.
Savoir en tant que citoyen
À front renversé, Pierre-André Juven, sociologue au CNRS, considère que la relation patient-médecin n'est pas le lieu où parler d'argent. Il entend déconstruire l'idée selon laquelle informer le patient serait le responsabiliser. « Il n'existe pas d'étude scientifique pour démontrer qu'il y a une surconsommation de soins liée à un défaut de connaissance des coûts », rappelle-t-il, notant au passage que même les « savants » peinent à obtenir le « vrai » coût des soins.
Même l'économiste Claude Le Pen est sceptique sur la capacité d'un ticket modérateur à réguler la consommation : « soit la contribution est faible et ne sert à rien, soit elle est forte et devient discriminatoire ». Si un quelconque sentiment de responsabilité devait poindre, il naîtrait, selon lui, davantage de la qualité de la relation de soin.
Quant au patient chronique, il aurait encore moins la main sur les dépenses liées à sa prise en charge. « Ce n'est pas lui qui demande une thérapie contre le cancer à 300 000 euros. C'est une proposition élaborée dans un cadre pluridisciplinaire », rappelle Pierre-André Juven. Et de voir dans le discours autour de la responsabilisation un habillage théorique développé dans les années 1980 afin de réduire les dépenses publiques de santé.
Les citoyens devraient en revanche avoir connaissance des éléments comptables, ne serait-ce que parce qu'il s'agit de l'argent des cotisations. Et ceci pour faire pression sur les industriels et le régulateur, qui « sont bien les acteurs à "responsabiliser" », selon Pierre-André Juven.
« Il est important que les citoyens soient au courant des termes des arbitrages et y participent, notamment sur les innovations très coûteuses. Il faut collectivement déterminer si on les inclut dans le panier de soins sécu », abonde l'économiste Brigitte Dormont.
Quelle place pour l'évaluation économique
Comment aiguillonner cette réflexion sur la répartition des richesses ? Le philosophe Pierre Le Coz appelle à mettre en tension des positions contradictoires : « entre la compassion, à forte teneur affective, et la justice, abstraite », mais aussi « entre une posture déontologiste et le souci utilitariste ». D'un côté, la posture déontologiste ne verrait que la vie et la dignité inquantifiables d'une personne, « un égalitarisme qui risquerait d'être contre-productif, si plusieurs doivent être privés du remboursement de soins de base pour qu'un seul ait accès à une thérapeutique très coûteuse », explique le philosophe. De l'autre, l'utilitarisme consiste à répartir les dépenses de santé au profit du plus grand nombre « quitte à tragiquement délaisser le soin des plus vulnérables, par exemple les maladies orphelines », développe-t-il.
Le bioéthicien canadien Bryn Williams-Jones plaide également pour qu'une discussion se tienne dans l'espace public, autour des valeurs et normes selon lesquelles l'on attribue les ressources, mais aussi de la façon dont on élabore l'évaluation économique en santé. Quel rôle souhaite-t-on lui confier ? Aide à la décision en matière de remboursement avec des « valeurs de référence » au-delà desquelles le coût n'est pas jugé acceptable par la société (à l'image du système britannique) ou élément de réflexion à pondérer avec d'autres considérations éthiques et politiques ?
L'envolée des coûts de l'innovation - au cœur d'un prochain avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) - devrait reposer la lumière sur ces questions. Tout en sachant que des choix singuliers échapperont toujours à des règles collectivement débattues : « L'on a besoin d'actes fous et déraisonnables échappant à toute rationalité, où l'on sauve ce qui ne peut l'être, et dans lesquels se joue notre humanité », considère l'ancien membre du CCNE Pierre Le Coz.
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