Volontiers associé à des dépenses folles et exponentielles, le sujet inflammable de la fraude sociale s'invite régulièrement dans le champ politique. Qu'en est-il vraiment ? « Le Quotidien » a tenté d'y voir plus clair.
Souvent agitée comme un épouvantail, rarement documentée de façon fiable, la fraude sociale est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines. Une mission parlementaire, commandée par Matignon, s'emploie – non sans mal – à quantifier ce fléau. L'occasion de couper court aux fantasmes.
Le mythe des « 14 à 45 milliards »...
Sur la base d'allégations mensongères ou d'extrapolations fantaisistes, une fourchette de 14 à 45 milliards d'euros est régulièrement reprise pour chiffrer la fraude dite « sociale » – le fait de percevoir abusivement, de façon intentionnelle, des prestations sociales (assurance-maladie, retraites, allocations familiales).
D'où viennent ces montants exorbitants ? Fin 2018, l'ex-magistrat financier Charles Prats avait estimé à 14 milliards d'euros par an la fraude sociale documentaire, en lien avec des numéros de Sécu frauduleux. En 2010, une étude du réseau européen de lutte contre la fraude et la corruption dans les soins de santé (EHFCN) assurait que « 3 à 10 % » des dépenses mondiales de santé s'évaporaient au titre de pratiques frauduleuses. Avec 450 milliards d'euros de prestations sociales versées en France chaque année, l'ardoise indue pourrait ainsi s'élever à 45 milliards dans l'Hexagone... Une extrapolation qui a nourri de nombreuses manipulations.
De fait, ces hypothèses au doigt mouillé ont été démenties. En 2010 déjà, la Cour des comptes évaluait entre 2 et 3 milliards d'euros la fraude maximale aux prestations (pour le régime général) en reconnaissant que ces estimations « grossières » devaient être affinées.
Si, par définition, il est très difficile de faire la lumière sur la fraude sociale (lire ci-contre), les chiffres donnés par les organismes de la Sécu relativisent l'ampleur du phénomène. La CNAM a détecté et stoppé 261,2 millions d'euros de fraudes en 2018 de la part des assurés, offreurs de soins ou établissements. La branche famille, gérée par la CNAF, recense 44 897 dossiers volontairement falsifiés en 2018 (pour 12,7 millions d'allocataires) soit 304,6 millions d'euros de préjudice. Enfin, la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) constate 2 575 comportements frauduleux et fautifs en 2018, pour un redressement de 140 millions d'euros.
La sénatrice Nathalie Goulet (UDI) et la députée Carole Grandjean (LREM), missionnées par Matignon pour quantifier cette fraude, devaient affiner leurs calculs ces jours-ci.
Faux numéros de Sécu : des estimations alarmistes
Le sénateur (UDI) Jean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur de la commission des affaires sociales, a tenté d'y voir clair dans la fraude aux faux numéros de Sécu, attribués à des personnes nées à l’étranger, un des sujets les plus sensibles. Il a étudié un échantillon représentatif de 2 000 dossiers sur 17 millions émanant du Sandia (service de la CNAV qui gère les inscriptions des personnes étrangères ou françaises nées hors de France). Seuls 47 dossiers comportaient des anomalies « critiques » – pour une fraude documentaire évaluée dans un premier temps (juin 2019) entre 200 et 900 millions d'euros pour l'ensemble du stock Sandia, audit ramené à un préjudice de 117 à 138 millions pour ces fausses immatriculations (septembre).
« Ce montant est très éloigné des estimations les plus alarmistes », tranche le sénateur centriste. C'est presque cent fois moins que les extrapolations de l'ex-magistrat Charles Prats ayant abouti à la fameuse facture de 14 milliards d'euros de fraudes (en multipliant 1,8 million de dossiers frauduleux par un montant moyen de 7 700 euros de prestations). Le gouvernement évoque de son côté un taux très faible de fraude à l'obtention de numéro de Sécu, qui serait compris entre « 0,15 % et 0,3 % ».
84 millions de cartes Vitale actives ? La réponse cinglante de la CNAM...
Ce chiffre a été relayé à la rentrée après la présentation du rapport d'étape de la sénatrice Nathalie Goulet et de la députée Carole Grandjean. Les deux parlementaires avaient assuré que « 110 millions de personnes » étaient inscrites au répertoire national d'identification des personnes physiques (RNIPP), avec un numéro de Sécu ouvrant droit aux prestations. 26 millions de gens étant « réputés décédés », cela laisserait 84 millions d'individus pouvant prétendre à des prestations sociales, soit 17 millions de plus que le nombre d'habitants... Plusieurs titres de presse ont repris cette affirmation.
Les informations erronées ayant circulé ont conduit – fait rare – l'assurance-maladie à publier en septembre un communiqué conjoint en forme de démenti avec la CNAV, l'INSEE et la Direction de la Sécu. « Le RNIPP consiste à certifier l'état civil des personnes nées en France ou qui y résident à un moment de leur vie » et l'attribution d'un numéro de Sécu (NIR) « ne permet pas à lui seul de bénéficier de prestations sociales ». Beaucoup d'autres conditions sont exigées (condition d'existence, de séjour, de résidence, de ressources, etc.). « Il est normal que le nombre de personnes inscrites excède la population en France », précisent ces institutions.
La CNAM précise que 59,4 millions de cartes Vitale actives sont comptabilisées, tous régimes. Depuis 1998, plus de 42 millions de cartes Vitale ont été invalidées et désactivées. Et « ce n'est pas parce qu'une carte Vitale n'a pas été récupérée et détruite qu'elle reste active et permet un remboursement », souligne la caisse.
L'AME et les prothèses mammaires : l'histoire se dégonfle
Les fraudes à l'Aide médicale d'État (AME, pour les étrangers en situation irrégulière) sont pointées du doigt par les partisans de sa suppression ou de la réduction du panier de soins pris en charge. Des abus concernant le remboursement de prothèses mammaires ont été cités, y compris par Stanislas Guérini, délégué général de La République en marche, fin septembre. En toile de fond : un rapport commandé par Matignon à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l'Inspection générale des finances (IGF). Mais lors du débat sur la politique migratoire à l'Assemblée, Agnès Buzyn a recadré. « Cure thermale, PMA, médicaments à service médical rendu faible ne sont pas pris en charge par l’AME (...) Les soins à visée esthétique ne sont évidemment pas pris en charge par l’AME ». Ce qui n'empêche pas la ministre d'envisager des pistes de réforme.
En attendant, la fraude avérée à l'Aide médicale d'État est estimée par la CNAM à 542 000 euros en 2018, sur un budget total de 848 millions et 300 000 bénéficiaires. Cela représente 0,37 % du montant total des fraudes à l'assurance-maladie.