Entretien avec le président de la filière Silver économie

Luc Broussy: « Il faut à l’évidence renforcer le temps de présence médicale dans les Ehpad »

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Publié le 25/02/2022
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Expert du grand âge et de la dépendance, président de la filière Silver économie, Luc Broussy tire les leçons du scandale Orpea. « Il est grand temps que l‘État s’attaque à la faiblesse structurelle des ratios de personnels soignants dans les Ehpad », plaide le président du Conseil National du PS. Il réclame une task force en matière de contrôles, une clarification de la gouvernance et de la tarification.

Crédit photo : Mathieu Delmestre

LE QUOTIDIEN : Quelle a été votre réaction quand vous avez découvert l’affaire Orpea ?

LUC BROUSSY : J’ai évidemment été stupéfait par un certain nombre de révélations. Qu’il s’agisse des remises dites de fin d’année, les RFA, qui auraient permis à Orpea de marger sur les dotations soins versées par l’Assurance-Maladie ou des pratiques d’un autre temps du directeur des relations sociales qui, via le syndicat « maison » Arc-en-Ciel, a étouffé le dialogue social.

Ensuite, le livre montre bien comment, avec le temps, les outils de rationalisation et de « performance » mis en place par le groupe dans les années 2000, outils qui avaient pour objet d’optimiser des enveloppes limitatives, se sont probablement transformés chez Orpea en une forme de rationnement.

Mais convenons aussi que le livre est entièrement « à charge ». Au moment où nous parlons, près de 20 000 personnes âgées vivent dans un des 200 Ehpad d’Orpea en France et s’y trouvent très bien. Victor Castanet a certes réalisé une enquête fouillée mais ne faisons pas non plus comme si toutes ses assertions étaient des postulats qui avaient valeur de vérité universelle. Par exemple, quand il explique que chez Orpea on mange pour 4,50€/jour, il oublie de dire que cette somme ne représente que le coût des vivres et que ce coût évolue de 4 et 6€/jour dans tous les Ehpad de France qu’ils soient publics ou privés.

Sauf qu’Orpea se situe dans la fourchette basse…

Oui mais Orpea commande chaque année 12 millions de repas. Il a donc une puissance qui lui permet d’obtenir des coûts bien moindres que l’Ehpad isolé dans son coin.

Est-ce que certaines révélations méritent une riposte immédiate des pouvoirs publics ?

Au-delà de l’enquête IGAS-IGF attendue pour la mi-mars et qui vise uniquement Orpea, il est grand temps que l‘État s’attaque enfin à la faiblesse structurelle des ratios de personnels soignants dans les Ehpad. On mettrait en évidence qu’ils sont nettement inférieurs à ce que l’on peut voir dans le secteur hospitalier ou dans le champ du handicap. Il y a aujourd’hui en moyenne 0,3 soignant par résident en Ehpad, ce ratio est nettement supérieur dans d’autres pays européens.

Quelles solutions proposez-vous pour améliorer les contrôles des Ehpad ?

Vous avez raison de parler d’amélioration plutôt que de multiplication. Certes, les contrôles physiques sont moins nombreux qu’avant. Mais soyons francs : souvent les inspecteurs d’ARS et du Département débarquent avec des têtes de méchants mais ils en connaissent 100 fois moins que les directeurs eux-mêmes. Ils passent donc à côté de nombreux dysfonctionnements.

Les Ehpad souffrent par ailleurs de contrôles multiples (Urssaf, inspection du travail, vétérinaire, pompiers, DDCCRF…) qui ne sont absolument pas connectés entre eux. L’État gagnerait à mettre en place une task force qui effectuerait des contrôles à 360 degrés et qu’un organisme national, la CNSA ou la HAS, centralise les données de ces inspections. Enfin, en plus des CPOM (contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens, NDLR) signés avec chaque Ehpad, il faudrait des CPOM signés directement avec le siège de chaque groupe pour avoir une vision globale. Bref : au lieu de plus de contrôle, il faut « mieux » de contrôle.

Mais il ne faut pas occulter non plus la logique du "Je te tiens, tu me tiens par la barbichette". Comment voulez-vous qu’une ARS reproche à un directeur son manque de personnels soignants alors que c’est elle qui lui fixe son enveloppe ? 

Partagez-vous les recommandations du rapport Libault qui préconise un pilote unique de l’offre médico-sociale, à savoir l’ARS ?

Contrairement au secteur sanitaire, le secteur médico-social, lui, a été historiquement coupé en deux : l’ARS gère le soin et le Département l’hébergement et la dépendance. La première réforme consisterait, en lieu et place de l’actuelle tarification ternaire (hébergement, dépendance, soins) de passer à une tarification binaire, hébergement d’un côté, soins au sens large de l’autre.

La seconde consisterait à clarifier la gouvernance en trouvant un nouveau « Yalta » : à l’ARS la tarification du bloc « soins/dépendance », au département tout le reste et notamment le suivi de la qualité.

Faut-il médicaliser tous les établissements et renforcer le rôle des médecins coordonnateurs ?

Il faut à l’évidence renforcer le temps de présence médicale. Et pas seulement le temps de coordination. Les Ehpad qui avaient un médecin salarié ont mieux résisté à la crise sanitaire. Or, l’État bloque depuis 10 ans le passage des Ehpad du tarif partiel de soins au tarif global qui leur permettrait d’embaucher des médecins traitants à plein temps. Mais tant qu’un médecin coordonnateur ne sera présent que deux journées par semaine, ça ne marchera jamais !

Qu’attendez-vous de la double enquête confiée à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l’Inspection générale des finances (IGF) ?

Rien. Rien de plus que ce l’on sait déjà. Moi, j’aurais beaucoup aimé qu’une commission d’enquête parlementaire, qui serait partie du cas Orpea pour explorer plus généralement le fonctionnement des Ehpad, soit créée. Mais mon petit doigt me dit que ça n’arrivera jamais.

Est-ce que le modèle des Ehpad à brut lucratif est compatible avec la prise en charge des personnes âgées ?

Oui, sinon il n’y aurait pas 1 600 Ehpad commerciaux dans notre pays depuis 20 ans qui donnent, de façon ultra-majoritaire, entière satisfaction. Et sans le secteur privé commercial, il manquerait 130 000 lits dans notre pays : ceux qui ont été financés par des investisseurs privés quand l’État, lui, peine déjà à rénover les Ehpad publics.

Le livre-enquête « Les Fossoyeurs » affirme que Xavier Bertrand aurait participé au développement du groupe Orpea en intervenant dans le processus d’autorisation de création d’Ehpad…

Ce passage du livre sur Xavier Bertrand est un peu délirant. Pour croire à ces sornettes, il faut être ignorant des modalités complexes d’autorisation des Ehpad dans notre pays où mettre un ministre ne peut, en appuyant sur un bouton, autoriser un Ehpad contre l’avis de tous les autres partenaires. On illustre cela notamment par le fait qu’Orpea aurait beaucoup d’Ehpad dans l’Aisne. Sauf qu’il les a acquis en 1989. À cette date, Xavier Bertrand était un jeune assistant parlementaire de 24 ans…

Quel bilan tirez-vous du mandat Macron dans le secteur du grand âge ?

C’est un bilan assez paradoxal. Alors qu’il n’y avait pas une ligne sur les personnes âgées dans son programme de 2017, il s’est mis à promettre en juin 2018 une loi Grand Âge… qu’il a finalement abandonné à l’été 2021. On pourrait donc se contenter de dire qu’il a trahi sa seule promesse.

Sauf que, entretemps, il s’est quand même passé par mal de choses positives : la création d’une cinquième branche, un Ségur de la Santé qui a permis une hausse des salaires des soignants, un plan de relance de 2,1 milliards pour l’investissement immobilier et numérique des Ehpad, l’instauration d’un « tarif horaire plancher » de 22 euros pour l'aide à domicile ou encore un plan national anti-chutes suite au rapport que j’ai remis au gouvernement en mai 2021 qui évaluait à 9 000 le nombre de seniors qui meurent chaque année de chutes domestiques.

Rejoignez-vous l’appel des fédérations du secteur qui demandent aux candidats à la présidentielle de s’engager sur une loi grand âge dès les 100 premiers jours du futur gouvernement ?

Oui, je pense qu’une loi de programmation 2022-2032 est essentielle. Rien n’est plus prévisible que la démographie. Un politicien pense à la prochaine élection ; un homme d’État pense à la prochaine génération. Sur ce sujet, on a vraiment besoin d’hommes et de femmes d’État !

Comment financer la cinquième branche consacrée à l'autonomie ?

Un consensus s’établit désormais autour d’un objectif de 10 milliards d’euros sur 10 ans. Un milliard par an est un effort tout à fait réalisable.

Mais, au-delà, cette loi devra inventer le futur pour que chacun puisse vieillir chez soi, ce qui passe aussi bien par une grande politique d’adaptation des logements que par le développement de formules alternatives (habitat inclusif, résidences séniors). Comme il faudra toujours des Ehpad, alors inventons l’Ehpad du futur ! Un établissement compatible avec les désirs de quelqu'un qui aura 85 ans en 2030 mais qui avait 20 ans en mai 68.


Source : Le Quotidien du médecin