Après le bac, issue d’une famille simple et peu fortunée, j’ai annoncé que je voulais être médecin. Tollé général. « Cette petite n’en est pas capable. » Ce sont des études chères et longues. Ce n’est pas un métier de femme.
Toute mon enfance avait été bercée par l‘activité professionnelle d’une mère infirmière dans les « colonies ». Ces femmes intrépides, étaient parties en Indochine ou en Afrique, pour fuir leur milieu bourgeois et étriqué.
J’allais à l’hôpital, je regardais ma mère avec son habit blanc et sa calotte de religieuse au milieu des bébés hurlants et des « mamas » drapées dans des costumes colorés. Je ne comprenais rien au tumulte de l’époque. Je devais m’imprégner inconsciemment de cette atmosphère, de ces odeurs d’éther et de médicament. Des odeurs de mangue, de goyave, de corossol, mais aussi de maladies, de larmes et de détresses.
Un mélange de drame humain et de couleurs africaines.
Alors, quand je ne pouvais plus le supporter, j’allais au Club des caïmans congolais : la piscine. Et, en cachette, je lâchais dans un tourbillon d’eau, toute cette peine qui envahissait ma vie… d’enfant.
Cette vie « africaine », je l’ai compris tardivement, a été un océan de découvertes, d’aventures, de situations inimaginables à notre époque.
Cette mère toute dévouée à son travail, ne savait pas élever un enfant, son enfant. Moi, j’arpentais les rues de Brazzaville à bicyclette, profitant d’une tornade équatoriale pour foncer, pieds relevés dans les immenses flaques d’eau des rues boueuses.
Moi, je longeais les rues de la prison sans vergogne, sans savoir qu’un détenu « Batéké ou Balali », pouvait avoir de mauvaises idées.
Et puis, quand venaient les vacances, je partais en brousse toute seule chez un ami de la famille. C’était un vieux colonial ; je l’imaginais vieux avec mes yeux d’enfants. Ce célibataire endurci d’une trentaine d’années élevait des cochons au fin fond du Congo.
Tous les matins, nous partions à cheval, surveiller sur une cinquantaine de kilomètres les clôtures électriques. Le soir, à la lueur de lampe-tempête nous mangions les mets locaux, parfois même la viande destinée aux chiens lorsque le ravitaillement n’était pas arrivé.
Dans les plantations de canne à sucre, j’aidais à la coupe, avec la machette des ouvriers. Et puis, il y avait cette chienne terriblement agressive qui avait mis bas cinq chiots et qui n’acceptait que moi pour leur donner les biberons. Cela se passait sous une vieille table de bois recouverte d’une couverture…
Une autre année, les vacances furent religieuses. Car ma scolarité était catholique, chez les sœurs de saint Joseph de Cluny. Celles-ci avaient laissé une empreinte : un prix d’excellence. Le seul prix de toute ma vie a émané de cette institution.
J’ai toujours soupçonné cet honneur d’être en fait un remerciement aux soins prodigués à l’hôpital par ma mère. On ne saura jamais la vérité. Donc, me voilà repartie avec les prêtres dans une mission catholique. Là, j’ai appris à nager dans un marigot. Jetée dans l’eau avec une sangle autour de l’abdomen, « immergement total ». J’ai toute ma vie conservé cette pédagogie sommaire mais efficace. Elle était tout de même efficace.
La nuit, les chauves-souris s’en donnaient à cœur joie, surtout avec nos cris qui les excitaient avant tout. Le camion avançait sur les pistes. Un jour, un serpent naja s’est dressé devant nous, écrasé dans la minute. Nous, les enfants, étions passionnés mais inconscients des dangers incessants que nous côtoyions. Les prêtres, certainement moins insouciants que nous, devaient se sentir protégés par Dieu.
A Pointe noire, ville portuaire, qui marquait la fin du trajet, nous avons marché sur la plage. Elle s’appelait « la Côte sauvage ».
Les vagues et les rouleaux de la mer étaient plus hauts que nous. Peut-on imaginer des moules géantes que les artistes locaux transformaient en tableaux. Surtout, on peut imaginer qu’ayant marché sur ce coquillage, j’ai terminé le séjour avec une plaie béante sous le pied, sans me plaindre.
Le tétanos, la bilharziose, le paludisme, les piqûres de serpents, tous ces périls omniprésents nous étaient épargnés...
Le bon Dieu existait pour nos curés. Avant même d’avoir commencé mes études de médecine, j’avais une idée précise des voies qu’empruntait la sélection naturelle.
Le retour s’est fait en avion. Un Dakota de l’armée française. Tous les enfants face à face, sanglés et toujours hilares.
A l’école, je ne faisais rien. A part l’âne du club hippique qui hennissait à côté, rien de ce qui se passait à l’école ne m’intéressait. Le maître disait qu’il ne voyait que ma queue-de-cheval (mon chignon). Je passais mon temps à me retourner pour discuter. J’ai quand même appris à lire et écrire en temps voulu. Ce qui m’a permis d’occuper mes moments de solitude à la maison par la lecture des livres, de préférences interdits.
Un jour, au lieu de prendre le chemin de l’école dite « Du plateau », j’ai pris celui du club hippique. Mon expérience en brousse, qui consistait à m’accrocher à la selle ; à perdre les éperons et à terminer en trot assis, l’exploration des clôtures, me poussait à me perfectionner. J’ai donc subi l’entraînement d’un ancien militaire.
Volte, double volte, manège, sauts d’obstacles, rien d’autre ne m’a passionnée cette année-là. Nous galopions avec une pièce de monnaie entre les cuisses et la selle ; si elle tombait, la sanction ne se faisait pas attendre.
Une vie d’enfant. Avec des fantasmes. Il y avait un ravin en face de la maison. Tout était noir. Quelqu’un m’avait dit en riant qu’il y avait des gorilles au Congo. Un jour, sur le comptoir d’un restaurant, j’ai vu un bocal d’alcool, avec une énorme main… de gorille.
Donc cela existait, donc il y avait bien des gorilles quelque part, et ce quelque part était là, en face, dans le ravin. Mon cerveau d’enfant imaginait le soir ce monstre errant autour des maisons ; les bruits d’oiseaux ou même de chiens étaient transformés en bruits de gorille.
D’ailleurs, à ce jour, je ne sais toujours pas comment s’exprime un gorille. Tout est romancé dans le vécu de l’enfant.
La place du fantastique est ce que nous, adulte, avons perdu. Chaque fois que je rentrais saine et sauve de l’école en longeant le ravin, j’estimais avoir accompli un acte de courage. Moi seule le savais.
Il y avait aussi les crocodiles. Le fleuve Congo séparait deux villes et deux pays : Brazzaville au Congo français, Léopoldville au Congo belge. Nous disions « Léo ». A cet endroit le fleuve était large ; d’une rive à l’autre nous n’apercevions l’autre rive qu’à l’horizon.
Les vedettes traversaient le Stanley Pool sans interruption. L’apartheid sévissait sans vergogne sur les bateaux ; avec le premier étage réservé aux « blancs ». Moi je ne comprenais rien ; mes copains d’écoles étaient tous africains et nous étions inséparables.
Le fleuve dangereux, tourmenté, envahi de jacinthes d’eau était l’attraction des pécheurs qui accostaient sur les bancs de sable.
Régulièrement, ils servaient de repas aux crocodiles. Moi, j’écoutais aux portes les récits des adultes, jurant que jamais je n’accepterai une promenade aussi risquée.
Ne rien faire à l’école ne me gênait pas. Pour les parents, cela générait un problème. Leur seul objectif était de voir leur enfant réussir. Réussir pour qu’ils puissent sereinement vieillir en ayant accompli leur rôle.
La pension en métropole était la seule solution. Sans contact affectif pendant plusieurs mois. Dans un lycée savoyard… de filles.
Une puberté frustrée, dans le froid et la solitude. Une tristesse infinie.
En face du lycée, il y avait bien un lycée de garçons : l’école des pupilles de l’air. Ces jeunes hommes habillés de cape bleu marine m’intimidaient, et ne suscitaient aucun fantasme adolescent.
Souvent en Afrique, j’ouvrais la porte du réfrigérateur, je regardais les glaçons et nous nous interrogions entre enfants : « C’est ça la neige ? » Nous marchions pieds nus, nous ne connaissions que la chaleur, les tornades équatoriales et… les gorilles.
En Savoie, la neige a été mon quotidien, et je pensais à mes amis africains qui s’interrogeaient devant les bacs à glace. Il me fallait combler le vide affectif. Pas de famille, pas d’attache.
Il me fallait travailler, apprendre, avancer dans cette vie de grisaille. Apprendre à côtoyer la neige sur les pistes du col de Porte, assister à toutes les conférences qui étaient synonymes d’évasion intellectuelle. Ma seule amie au lycée était orpheline de mère. Son père habitait la frontière italienne, il était radio amateur.
Nous avions élaboré avec son père des plans de contact avec l’Afrique. Tous les soirs, nous espérions un appel téléphonique. Nous annonçant des nouvelles d’un radio amateur du bout du monde. Et des informations sur le Congo.
Ces années d’éloignement sont restées gravées dans ma mémoire et je n’avais qu’une hâte, le baccalauréat et l’aboutissement de mon projet. La médecine m’interpellait, me taraudait.
Médecin et fier de l'être
Couleurs africaines
Publié le 04/08/2016
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Crédit photo : AFP
Bertrand-Aurès Anne, pédiatre
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Source : lequotidiendumedecin.fr
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