Les pathologies digestives fonctionnelles représentent 20 à 30 % des consultations d’un gastro-entérologue et environ 5 % de celles d’un généraliste. À côté des classiques troubles fonctionnels intestinaux, émergent depuis quelques années les “douleurs abdominales fonctionnelles rebelles”.
Il s’agit de douleurs abdominales non organiques, plus ou moins intenses, résistantes aux traitements habituels et ne s’intègrant pas dans les divers syndromes fonctionnels digestifs : syndrome de l'intestin irritable (SII), dyspepsie, diarrhées ou ballonnements fonctionnels, etc. Elles « se distinguent des formes sévères du SII par une douleur continue ou presque et sans relation avec des événements physiologiques (alimentation, défécation, cycle menstruel) », résume le Pr Benoit Coffin (hôpital Louis Mourier, Colombes), qui intervenait sur ce thème lors des dernières Journées francophones d’hépato-gastro-entérologie (JFHOD Paris, 22-25 mars). On constate l’absence de critères appartenant aux autres syndromes fonctionnels ou à une quelconque anomalie structurelle. Pour se voir apposer l’étiquette “syndrome douloureux abdominal fonctionnel rebelle”, la plainte douloureuse doit perdurer de façon continue depuis trois mois, et être apparue pour la première fois au moins six mois avant le diagnostic.
Sa prévalence est mal connue, allant de 1,7 % dans des études épidémiologiques américaines anciennes à 0,1 et 0,8 % selon des données israéliennes, probablement plus proches de la réalité. L’errance diagnostique est caractéristique. Une seule étude a été publiée sur ce sujet : sur un suivi de 7 ans, 20 patientes ont vu près de 6 spécialistes en moyenne, ont subi 6,4 endoscopies, ont souvent été opérées (2,7 fois par patiente), adressées à un psychiatre dans 80 % des cas. 40 % recourraient à des traitements alternatifs.
Des causes parfois inattendues
Certaines douleurs abdominales peuvent avoir une cause inhabituelle. Ainsi, la maladie périodique ou fièvre méditerranéenne familiale génère entre autres des crises douloureuses abdominales et une constipation chez l’adulte pendant 1 à 4 jours, associées à une fièvre réfractaire aux antibiotiques. « Il faut y penser, même chez les personnes non originaires du bassin méditerranéen », rappelle le Dr Pauline Jouet (Boulogne-Billancourt).
Autre exemple, le « narcotic bowel syndrome ». Cette hyperalgésie induite par les opiacés toucherait près de 6 % des patients en consommant pendant quelques semaines > 75 mg d’équivalent morphine orale/jour).
La porphyrie aiguë intermittente provoque elle aussi des douleurs abdominales très intenses, diffuses avec des irradiations atypiques (lombaires, cuisses) associées à des nausées, des vomissements et une constipation et très souvent à des signes neuropsychiatriques lors des crises. Quant à la gastro-entérite à éosinophiles, elle toucherait 25/100 000 personnes aux USA. Les symptômes digestifs, en majorité des douleurs abdominales, sont fonction du siège (estomac principalement, grêle, côlon) et de la profondeur de l’atteinte avec soit des diarrhées, des douleurs, une obstruction, une invagination etc. Enfin, dans l’endométriose, du tissu endométrial est retrouvé à 90 % en localisation rectosigmoïde, d’où des douleurs à la défécation, une constipation, des ténesmes et une diarrhée.
Une douleur « nociplastique »
Regroupées sous le terme de “syndrome douloureux abdominal fonctionnel” dans la classification de Rome III, ces douleurs ont été requalifiées en 2016 en “syndrome douloureux abdominal d’origine centrale” (Rome IV). Peu utilisé dans la pratique, ce terme atteste bien des mécanismes centraux en jeu. On parle de douleur “nociplastique” (et non pas nociceptive, ni neuropathique), avec un phénomène initial de sensibilisation centrale (maladie somatique type diabète, infections, etc.) suivi d’une augmentation et d’un auto-entretien de la douleur sous le coup de facteurs psychosociaux (anxiété, dépression, catastrophisme, vulnérabilité) et/ou organiques (toute pathologie douloureuse associée). « Le praticien doit donc s’enquérir de l’histoire de la maladie, d’un éventuel diagnostic psychiatrique, d’évènements traumatiques préalables, de l’impact sur la qualité de vie, etc. », explique Benoit Coffin. L'existence de signes fonctionnels extra-digestifs (pollakiurie, dysurie, fibromyalgie, lombalgie chronique, dyspareunies, céphalées, migraines), témoignant de la sensibilisation centrale, doit aussi être recherchée.
L’étape clé de la prise en charge initiale est de caractériser la douleur. Pour autant, aucun critère n’est validé et les patients emploient des termes variés : crampes, brûlures, coups de couteau, etc. Les examens complémentaires (endoscopie haute et basse, échographie abdominale, scanner abdomino-pelvien, entéro-IRM) peuvent être nécessaires pour éliminer une atteinte organique, mais rien ne sert de les répéter.
Quid des alternatives aux antalgiques ?
Les traitements alternatifs sont fréquemment utilisés par les patients souffrant de douleurs abdominales chroniques. Selon une enquête ASPII/JFHOD, 27,9 % des patients atteints de SII ont essayé l’ostéopathie, 14,9 % l’hypnose, etc.
L’hypnose a été testée dans plusieurs études de bonnes qualité dans le SII. Celles-ci mettent en évidence un effet notable sur les douleurs abdominales avec une normalisation de la sensibilité viscérale et des effets sur le système nerveux autonome. Globalement, 50 à 60 % des personnes réfractaires à un autre traitement seraient améliorés à court terme, avec un effet sur les symptômes digestifs et les douleurs. L’hypnose est d’ailleurs recommandée dans la prise en charge des SII réfractaires.
Pour ce qui est des TCC, 30 études randomisées convergent vers une amélioration de plus de 60 % du score symptomatique (incluant la douleur) avec un effet rémanent à trois mois. Une unique étude a évalué l’efficacité de la méditation pleine conscience sur la douleur du SII avec un effet sur la sévérité de la douleur mais pas sur la fréquence.
Certains traitements alternatifs doivent encore être éprouvés, comme l’ostéopathie, pour laquelle un PHRC est en cours. En revanche, aucune étude n’est en faveur de l’acupuncture et de la réflexologie.
Antidépresseurs et prégabaline
La finalité du traitement est de parvenir à casser le cercle vicieux, pour revenir à une situation tolérable, avec des objectifs réalistes de 30, 50 voire 60 % d’amélioration. Les antispasmodiques n’ont aucune efficacité en traitement de fond, mais peuvent éventuellement être utilisés en traitement d’appoint de la douleur aiguë. Les antalgiques de niveau 1 n’ont pas plus d’effet. Le nefopam à la demande peut éventuellement être utilisé pour la gestion des crises. Concernant les antalgiques de palier 2, le tramadol et la codéine ne sont pas indiqués. Les opioïdes forts ne doivent pas non plus être utilisés.
Les antidépresseurs tricycliques sont probablement le traitement de choix, avec une efficacité démontrée (indépendante de l’existence ou non de troubles de l’humeur), suivis des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine qui ont un effet moindre, tout comme les inhibiteurs de la recapture de la noradrénaline et de la sérotonine. La prégabaline peut être testée du fait d’une certaine efficacité dans les SII hypersensibles, même si elle a rarement été étudiée dans les douleurs abdominales fonctionnelles à proprement parler.
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