Quelle peut-être la vie d’un livre culte ? Le choc qui a accompagné la publication de Mars à la fin des années soixante-dix sera-t-il reçu par les nouvelles générations ? En tout état de cause, cette condamnation féroce de la bourgeoisie dorée de Zurich ne provoque pas la même déflagration chez le lecteur. Demeure cette intelligence critique sans pareil sur l’état du monde, une mise à nu quasi clinique, inégalée, sur son moi et le récit du parcours vers la mort sans espoir quoique…
Le livre a toutefois provoqué des dommages collatéraux. Il a suscité l’émergence d’une sous-littérature, celle du témoignage de patient qui aurait un message à délivrer au reste du monde. Ce fléau est visible tous les jours dans les devantures des librairies. Mars est en revanche un livre écrit, pensé, souffrant. Les dernières pages sur cette mort qui vient sont bouleversantes. À rebours de l’apaisement promis par les bons apôtres du développement personnel, Fritz Zorn à la fin de l’ouvrage se déclare « en état de guerre totale ».
Avant, on imaginait d’ailleurs que seule la guerre avait le pouvoir de faucher une génération de jeunes adultes. Et puis est arrivé ce virus de l’immunodéficience humaine, plus destructeur que n’importe quelle arme de destruction classique. Dans 95, l’année d’avant l’annonce des premiers succès de la trithérapie, Philippe Joanny évoque cette époque où à la fin c’est toujours la mort qui gagne. Dans ce « roman » brut, rapide, à la manière d’un film choral où témoigne un groupe de copains sur le décès brutal d’un des leurs amis, manque celui du médecin qui les aurait accompagnés. Tant mieux. Car ces confessions d’un enfant du siècle dernier rappellent que si la maladie se transmet, l’expérience en est impossible à partager. « Personne ne comprendrait », peut-on lire page 49. Face à l’inéluctable, certains se noient, d’autres se brûlent, puisque tout est perdu comme cette génération perdue dans la fureur de vivre. Ce n’était certes sûrement pas des anges. Mais rien ne justifiait ces messes d’adieu où leur histoire, leur vie si courte était niée dans le déni de la maladie par les familles. La honte sociale imposait alors de recouvrir la vérité. Qui s’en souvient aujourd’hui ?
Pourtant, lorsque le malade est mort, ne resterait-il aux vivants que le travail de deuil ? Dans un ouvrage qui refuse la consolation, Vinciane Despret propose une alternative nettement plus réjouissante, celle « de fabriquer des souvenirs avec un disparu ». Ces mots, loin d’être ésotériques, sont ceux d’une mère qui a perdu son fils lors de l’attentat du Bataclan. Et prennent sens à l’issue de ces différentes histoires que nous raconte ce livre. Au lieu d’oublier les morts, les vivants leur ont donné une autre place que dans les cimetières, en commandant une œuvre d’art. Et le fameux slogan inventé par un poète, changer la vie, par ce détour par la mort, retrouve une vérité que l’on croyait disparue. Exemple, ces jeunes à problèmes se découvrent une vocation de soignants après le décès tragique de leurs deux copains en scooter fauchés par une voiture. Ou l’histoire bouleversante de la dernière volonté de ce médecin souhaitant que ses cendres soient dispersées dans les bois de l’Arsot, théâtre de combats violents à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce geste sera à l’origine d’ « un pont sans fin » entre générations, communautés et histoires différentes. Et aura au final créé du commun. Ce livre léger, modeste, ténu, nous invite à revoir nos (in)certitudes sur l’art, la démocratie et la présence de nos morts. Est-il utile de préciser qu’on en sort transformé ?
Fritz Zorn, Mars, traduit de l’allemand par Olivier le Lay, préface de Philippe Lançon, 2023, 320 pages, 22 euros.
Philippe Joanny, 95, éditions Grasset, 190 pages, 2023, 19 euros.
Vinciane Despret, les morts à l’œuvre, collection les empêcheurs de penser en rond, éditions La Découverte, 176 pages, 2023, 20,50 euros.
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