Après avoir mis l'accent sur certains aspects techniques de la mêlée ordonnée et du ruck (pages Contributions du « Quotidien » des 24 novembre et 7 janvier), je me propose d'examiner un problème beaucoup plus général : le rugby de haut niveau est-il un sport collectif dangereux, plus dangereux que les autres tout au moins et si oui pourquoi ?
Quelle que soit la discipline sportive envisagée, la nature des blessures observées ne change guère. Dans tous les cas on peut être amené à traiter des fractures, des luxations, des déchirures musculaires, des entorses et des contusions, ensemble de lésions qui sont le plus souvent localisées aux membres inférieurs et aux membres supérieurs. Comme on le sait, les joueurs de sports d'équipe sont plus exposés aux accidents que les pratiquants des autres sports en raison de la fréquence des contacts physiques autorisés entre attaquants et défenseurs. C'est presque évident*. Cependant le rugby se singularise par la profusion et la gravité des blessures corporelles qu'il provoque.
Un bilan inquiétant
Même si on ne dispose pas encore d'analyses différentielles fiables, on peut déjà remarquer que le nombre de joueurs blessés dans les équipes du Top 14 atteint régulièrement une proportion effarante. Triste record ! Chacun de nous peut constater lors de la présentation des équipes sur l'écran de télévision que les clubs sont contraints à se priver tous les week-ends d'une bonne partie de leur effectif ; il manque entre 5 et 12 joueurs (on dit de ceux-ci qu'ils sont à « l'infirmerie »). À titre d'exemple, lors du dernier match de championnat Toulon–Bordeaux, le commentateur a annoncé sans s'émouvoir que 18 joueurs devaient rester « sur la touche », 9 joueurs dans chaque camp. Il ne s'agit pas d'une exception, c'est quasiment la règle et on s'étonne que, dans le monde du rugby, cet état de fait soit considéré comme quasi normal. Quel niveau d'hécatombe faudra-t-il atteindre pour que les responsables ouvrent les yeux et réagissent ?
Comment expliquer un tel gâchis ?
À mon sens, cette anomalie est due à deux séries de facteurs.
- Des facteurs que je qualifierai de structurels dans la mesure où ils dépendent de la nature même du jeu, de ses marqueurs identitaires.
Le règlement du rugby légalise des gestes dont la rudesse ne se rencontre nulle part ailleurs : il s'agit de la percussion au bénéfice de l'attaquant (qui a même le droit de foncer « bille en tête », comme on dit familièrement) et il s'agit du placage au bénéfice du défenseur. Ces épisodes peuvent être très secs, « appuyés » sans que l'arbitre juge opportun d'intervenir, sous le prétexte que le rugby est et a toujours été un jeu « viril » (appellation qui est quelque peu tombée en désuétude depuis que le rugby féminin a émergé…). Mais on dit encore avec un air satisfait que le rugby n'est pas « un jeu de fillettes ». Certes !
- Des facteurs conjoncturels liés cette fois à l'évolution récente des conceptions et des pratiques qui ont cours dans ce sport. Je soulignerai trois lignes de développement.
1. La recherche incontrôlée de joueurs forts et rapides détectés dans les centres de formation des clubs et élevés savamment grâce à la pratique intensive de la musculation. Depuis quelques années, l'exploration s'est étendue jusqu'aux îles du Pacifique (Fidji, Samoa, Tonga etc.), pépinières parfaitement indiquées pour le recrutement de gabarits grand format.
2. Le surinvestissement de l'enjeu (qui parfois pollue le jeu) : pour obtenir la qualification et si possible le titre, presque tous les moyens sont bons. Séances d'entraînement rondement menées, renforcement du potentiel de chaque joueur en faisant appel aux compléments alimentaires, formation de type « commando » pour exalter la motivation.
3. La banalisation du mercenariat (inspiré par le football) : les joueurs finissent par vendre leurs services au plus offrant.
Ces facteurs n'entraînent pas directement les accidents mais ils les favorisent dans la mesure où ils exacerbent la rage de vaincre et le jeu dur.
J'ai déjà parlé des actes dangereux justement sanctionnés (QDM n° 9517) : je n'insisterai pas mais il faut dire quand même que le fait d'être punis n'enlève encore rien à la dangerosité et à la récurrence de ces actes.
Quoi qu'on fasse, le rugby restera un sport à risques (comme le sont le ski, la boxe, le hockey sur glace etc.). C'est en soi une bonne chose mais il convient de limiter les phases de jeu génératrices d'accidents. Il faut d'abord revoir le règlement et sévir plus lourdement quand il y a agression caractérisée (aller jusqu'à la suspension, voire la radiation). Il faut aussi et surtout éduquer les joueurs (dès l'école de rugby), les entraîneurs, les spectateurs pour orienter le jeu vers la lutte loyale, « à la régulière ». Une lutte où l'on pourra se montrer engagé, pugnace, combatif mais sans jamais verser dans la brutalité et la violence. Pour l'instant c'est encore une utopie mais les choses peuvent changer : nous ne sommes pas là seulement pour nous adapter au monde nous devons aussi le transformer !
* Le volley-ball occupe une place à part : les joueurs des deux camps sont séparés par un filet
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