En tant que pharmacien d’officine, les ruptures de stock, évoquées dans le courrier du Dr Alain Drux du 14 février («Ras-de-bol des ruptures de stocks»), sont mon quotidien. Chaque jour, je consacre au minimum 30 à 45 minutes à essayer de me réapprovisionner parmi une liste approximative de 100 produits (Valsartan, Euthyrox, aspirine protect, …). Il faut rajouter à cela le temps de contacter les médecins.
Tout d’abord, il faut savoir que les laboratoires travaillent à flux tendu. L’externalisation en Asie et l’acheminement en bateau fait que la moindre tension, ou le moindre lot non conforme lors des contrôles à l’entrée sur l’UE, provoquent des ruptures bien plus longues qu’autrefois. J’y vois là bien sûr une logique des laboratoires de produire à moindre cout, mais aussi une conséquence des normes environnementales (donc de l’Etat) sans cesse plus contraignantes en France qui ont provoqué la délocalisation de la production de principe actif (cf AZF, …).
D’autre part, les chaines pour la fabrication des principes actifs sont désormais utilisées à leur pleine capacité. La demande mondiale en médicament augmente avec le développement économique de l’Asie et des pays émergents. Et les chaines de production sont programmées pour fabriquer tel principe actif de telle date à telle date, puis sont nettoyées et utilisées pour synthétiser un autre principe actif. Si un lot est non conforme, il faut « attendre » plusieurs semaines ou plusieurs mois que la chaine soit de nouveau libre pour refaire une synthèse.
Les laboratoires privilégient par ailleurs les marchés les plus rentables lorsque des tensions existent. Avec les incessantes baisses de prix imposées par l’Etat, le médicament en France étant globalement moins cher que la moyenne européenne, il est tentant de privilégier les marchés étrangers sur lequel la marge est meilleure. Lilly a ainsi retiré toutes ses insulines du marché grec voila quelques années suite aux baisses de prix autoritaires imposées par le gouvernement pour faire face à la crise.
Trois principaux responsables
A cela s’ajoutent d’autres phénomènes : celui des grossistes répartiteurs dont la CERP, que vous citez, fait partie. Contrairement à ce qui vous a été dit, les laboratoires fournissent leur médicament à une demi douzaine de grossistes et jamais à un seul. La CERP n’a aucun monopole de distribution. Les grossistes ont une marge commerciale très faible et des frais de logistiques importants pour assurer la livraison de médicaments deux fois par jour aux 20 000 pharmacies françaises. Ils ont donc besoin d’avoir un certain volume et une certaine taille critique pour ne pas disparaitre (un peu comme les petites officines), et, à ce titre, ne se limitent plus à la France, mais à l’Europe.
Il est tentant pour eux d’acheter (à bas prix) un médicament en France, puis de le revendre aux pharmaciens en Belgique par exemple avec une marge plus importante. Ce phénomène existe malheureusement, mais, contrairement à ce que veulent vous faire croire les laboratoires, ne peut expliquer toutes ces ruptures.
Car les laboratoires, conscients de ces ventes à l’export, limitent souvent les volumes de médicaments qu’ils destinent au marché français. Ainsi, Abbot en 2018, a énormément contingenté en France les patchs de capteur de glycémie FreeStyle Libre pour ne pas voir les pharmaciens français vendre à des ressortissants de l’UE. Pourquoi le laboratoire irait vendre une boite 38€ aux pharmaciens français s’il peut tout aussi bien la vendre à l’étranger 50 ou 60 euros ?
Enfin, il y a l’hypocrisie des laboratoires. Lorsque je leur téléphone, il arrive qu’un laboratoire me réponde avoir approvisionné les grossistes une semaine ou deux auparavant. J’appelle ensuite mes grossistes, qui eux m’apprennent qu’ils avaient commandé 10 000 boites et qu’ils en ont reçu 500...
Il y aurait d’autres points à aborder encore, comme par exemple les accords entre la Sécu et les laboratoires concernant l’enveloppe financière attribuée à un médicament avec, à la clé, des sanctions si le volume de vente est dépassé.
Pour moi les responsabilités sont partagées à part égale par trois acteurs : l’Etat, les laboratoires et les grossistes. Chacun rejettant la responsabilité sur les deux autres. La situation n’est donc pas prête de s’améliorer malgré la commission sénatoriale qui a eu lieu cet été et dans laquelle, selon moi, tout n’a pas été dit car la vérité est dérangeante. Et donc malheureusement, les pharmaciens, les médecins, et les patients vont devoir continuer à se démerder … seuls !
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