Cette dernière décennie est apparue la notion de « sexome », qui s’applique parfaitement aux maladies métaboliques et à l’obésité. Que sous-tend ce concept ?
Pr Franck Mauvais-Jarvis : Aujourd’hui, la recherche fondamentale utilisant des modèles animaux est encore effectuée principalement sur des mâles. Or, chez l’animal comme chez l’humain, en ce qui concerne la prévention des maladies métaboliques, le diabète, l’obésité, il est urgent d’étudier les deux sexes. En effet, certains aspects fondamentaux de l’homéostasie métabolique sont régulés différemment chez les hommes et les femmes et influencent probablement à la fois l’incidence et l’évolution de ces maladies, ainsi que la réponse à l’intervention pharmacologique.
On peut affirmer aujourd’hui que la plus grande source de différences entre les hommes et les femmes provient du gène SRY du chromosome Y, qui dirige le développement du testicule chez les fœtus masculins. La poussée de testostérone testiculaire à la fin du premier trimestre masculinise l’appareil reproducteur et l’organisation des circuits cérébraux, mais elle modifie aussi l’expression des gènes cellulaires et la structure des tissus dans plusieurs organes de l’homme via des mécanismes épigénétiques. Elle régit ainsi la programmation des différences sexuelles dans la physiologie et la susceptibilité aux maladies qui se manifesteront à l’âge adulte. La somme de toutes les influences spécifiques au sexe sur les réseaux de gènes (l’expression génétique) et les systèmes cellulaires est appelée le « sexome », tel que décrit par le chercheur américain Arthur Arnold. Le sexe est donc un modificateur important de la physiologie et de la maladie via les régulations génétiques, épigénétiques et hormonales.
L’analyse du transcriptome (l’ensemble des ARN issus de la transcription du génome) du foie, des muscles et des tissus adipeux de souris révèle d’ailleurs des différences sexuelles dans l’expression de plus de la moitié des gènes. De plus, un profilage des différences spécifiques au sexe dans le métabolome sérique a révélé des écarts de concentration majeures entre les hommes et les femmes pour plus des trois quarts des métabolites étudiés.
En résumé, la combinaison de toutes les causes génétiques et hormonales des différences sexuelles dont je viens de parler aboutit à deux systèmes biologiques différents selon le sexe, qui se traduisent par des différences dans la prédisposition aux maladies, la manifestation de ces maladies et la réponse aux traitements. En particulier, le sexe produit les différences sexuelles phénotypiques émergentes dans la composition corporelle et les mécanismes de l’homéostasie énergétique.
Le sexe est accepté comme modificateur génétique de la biologie et de la maladie. Que savons-nous aujourd’hui de son impact sur l’obésité ?
Pr F. M.-J. : Chez nos ancêtres préhistoriques, les femmes ont toujours été soumises à une pression de l’évolution bien supérieure à celle des hommes, pour une raison très simple : elles ont la charge de la perpétuation de l’espèce et assument la grossesse et l’allaitement, ce qui exige une conservation de l’énergie considérable pour se préserver des prédateurs et des famines. Les femmes, ainsi que les femelles, ont pour ces raisons développé des moyens spécifiques pour favoriser le stockage du tissu adipeux : elles ont une localisation de tissus adipeux en sous-cutané plus importante que les hommes (chez eux, la localisation est plutôt viscérale), un mode de conservation d’énergie plus adaptée au long terme. Les femmes bénéficient également pendant l’exercice prolongé (échapper aux prédateurs, par exemple) et au cours des famines d’un mécanisme d’utilisation préférentielle de lipides comme source d’énergie. Chez les hommes, ce sont plutôt les hydrates de carbone (glucose), plus utiles en cas d’activité physique intense y compris en anaérobie. Or, 1 g de lipide contient 8 kcal contre 4 kcal dans 1 g de glucose. Le substrat énergétique des lipides est, de ce fait, bien plus efficace. D’autre part, lorsque les femmes sont en exercice prolongé, elles vont utiliser les lipides et par conséquent préserver leurs réserves de glucose, utiles au cerveau du fœtus et au placenta. Un autre bénéfice de l’utilisation des lipides est la préservation de la réserve protéique. Et on sait désormais que cette utilisation préférentielle des lipides (en cas de famine et d’exercice prolongé) est favorisée en partie par les œstrogènes (et cesse à la ménopause).
Cette capacité à survivre en cas de famine a systématiquement été observée dans les études (lors de la famine aux Pays-Bas en 1944 ou « hiver de la faim » sous l’occupation nazie, deux fois plus de femmes que d’hommes ont survécu). Chez l’animal, en l’occurrence chez le porc (le plus « métaboliquement » proche de l’Homme), la dénutrition protéique et la mort sont plus importantes chez les mâles.
Le problème est qu’aujourd’hui, la grande majorité des femmes ne se trouvent ni en situation de famine, ni d’exercice prolongé, mais vivent la plupart du temps au repos ou en période post-prandiale. Or cet avantage disparaît au repos où, au contraire, elles stockent de manière plus importante les lipides dans le tissu adipeux que les hommes. Tous les mécanismes de survie prédisposent aujourd’hui les femmes à l’obésité par comparaison avec les hommes. Dans toutes les populations, la proportion de femmes obèses est systématiquement supérieure à celle des hommes, et surtout dans l’obésité sévère.
Que s’est-il passé sur le plan génétique ?
Pr F. M.-J. : C’est encore difficile à préciser mais les gènes de survie ont forcément été, à un moment donné, liés soit aux autosomes (sous l’influence des hormones sexuelles), soit aux chromosomes sexuels. Ce qui a été démontré chez la souris est qu’il est possible que le fait d’avoir deux chromosomes X explique en partie la plus grande proportion féminine de tissus adipeux, et en particulier en sous-cutané. Chez les femmes, un des deux chromosomes X est inactivé mais 10-15 % des gènes vont échapper à cette inactivation et ces gènes sont souvent exprimés à des niveaux plus élevés chez les femmes que chez les hommes car exprimés de façon bi-allélique. On pense que certains de ces gènes sont liés au métabolisme et à la différenciation du tissu adipeux. Par exemple, avant la ménopause, les femmes sont plus insulinosensibles que les hommes, probablement grâce aux œstrogènes et à la localisation majoritaire du tissu adipeux en sous-cutané (le « gras » viscéral prédispose quant à lui à l’insulino-résistance). Cette tendance s’inverse après la ménopause.
Quelles conséquences pratiques tirer de ces connaissances ?
Pr F. M.-J. : Déjà, la masse grasse chez les femmes est acquise plus vite que chez les hommes, et est plus difficilement perdue. Le problème est que toutes les études portant sur les différents types de régimes alimentaires n’ont pas analysé les résultats de manière sexe-spécifique, ce que nous devons désormais prendre en compte. Dans l’obésité comme dans toutes les maladies et même la récente infection Covid-19, découvrir les forces biologiques protectrices de l’un des sexes permettra l’identification de cibles thérapeutiques spécifiques.
Par ailleurs, sans surprise, il existe une réponse spécifique au sexe aux médicaments antidiabétiques chez les patients atteints de diabète de type 2. Une stratification des sujets a révélé que les hommes minces présentent une plus grande réduction glycémique avec les sulfonylurées (qui augmentent la sécrétion d’insuline) que les femmes minces, tandis que les femmes obèses présentent une plus grande réduction glycémique avec les glitazones qui augmentent la sensibilité à l’insuline (non disponibles en France) que les hommes souffrant d’obésité. De même, chez les sujets obèses, l’agoniste du récepteur GLP-1 liraglutide entraîne une perte de poids supérieure chez les femmes.
Ces recherches balbutiantes constituent une étape nécessaire vers une médecine personnalisée et spécifique au sexe. Et il y a un avantage y compris économique évident à considérer différemment les hommes et les femmes dès le début de la recherche préclinique et translationnelle. En effet, l’identification des différences spécifiques au sexe dans la fonction métabolique et l’incidence et la progression des maladies métaboliques fournirait une source inexploitée de facteurs qui pourraient être étudiés pour prévenir le dysfonctionnement métabolique. Ils représenteraient une source non testée de facteurs potentiels pour développer des voies thérapeutiques pertinentes fondées sur le sexe.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature