Comment s’est produite votre rencontre avec Yves Bonnefoy, en Italie j’imagine ?
La première rencontre s’est faite au Collège de France par l’intermédiaire de Jean Starobinski. J’avais eu l’honneur d’être son collègue à Genève de 1976 à 1982. C’est un séminaire qui nous a réunis, organisé par Yves Bonnefoy autour de La conscience de soi de la poésie. Certes, Yves Bonnefoy était animé d’une grande italophilie. Son premier voyage juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que le pays est en ruine, le conduit à la chapelle Brancacci à Florence où il contemple les fresques de Masaccio. Avec Adam et Ève chassés du Paradis, il reconnaît là une image de l’exilé, de la condition humaine. Yves Bonnefoy consacrera de nombreux poèmes aux grands classiques de la culture italienne. De ces mémoires communes une amitié est née. On partageait les mêmes idées poétiques et politiques et une attention aiguë au monde présent.
L’œuvre témoigne à la fois d’une belle modestie illustrée par ses nombreuses traductions et d’un grand orgueil. Il donne pour titre à un premier recueil de poèmes Anti-Platon.
Cette œuvre du bout en bout est à la recherche d’une incarnation. Je pense au film très émouvant (Royaumes de ce monde, 1955, réalisé avec Roger Livet) que nous avons projeté au Collège de France lors du premier anniversaire qui a suivi sa disparition. Sont réunies une série d’annonciations peintes depuis le Moyen Âge jusqu’à la Renaissance à travers le corps et les attitudes de la Vierge. S’y livre le mystère de l’Incarnation, mais aussi le poids du réel du quotidien et selon les mots d’Yves Bonnefoy, celui de la « présence ». La parole ne sert pas à excarner mais à incarner. Yves Bonnefoy invite à s’extirper du conceptuel. Si une philosophie exhorte à sortir des apparences, des phénomènes, du précaire, c’est précisément Platon qui nous invite au monde des idées éternelles. En revanche pour Yves Bonnefoy, le monde, celui que nous habitons, doit être porté, vécu par la parole. Sa poésie célèbre la beauté de la matière lorsqu’elle est contemplée. Ce n’est pas un hasard s’il donne pour titre Pierre écrite à l’un de ses premiers recueils. Généralement, ces pierres nous apparaissentcomme des éléments inertes, amorphes. Pour le poète, elles sont chargées de sens. Les pierres sont polies par le temps. Non seulement elles s’ouvrent quelquefois, libèrent une parole : « La pierre, où vous voyez que son nom s’efface, / S’entrouvrait, se faisait une parole » (Une pierre, du recueil Les planches courbes).
Peut-on établir un parallèle entre cette présence et la vie simple que vous appelez de vos vœux dans votre dernier ouvrage ?[1]
Je serai honoré d’un tel parallèle. Mais ce livre ne porte pas sur les objets qui nous entourent mais opte pour une invitation à vivre au quotidien avec les éléments les plus essentiels. La couverture du livre est ornée d’une photographie très sobre. On voit un mur derrière lequel on aperçoit le bleu du ciel et une chemise en train de sécher. Du reste, la célébration austère des éléments les plus communs est une des leçons de l’œuvre d’Yves Bonnefoy.
Vous nous décrivez ici une photographie. Or l’image occupe une place centrale dans ses écrits.
L’image a plusieurs significations. Elle ne se réduit pas à un faisceau de signaux à interpréter. Elle donne à voir ce qui nous entoure et doit nous conduire à l’essentiel. Les réflexions de Bonnefoy sur la peinture participent à l’écriture de sa poésie, à la manière de Michel-Ange dans son œuvre de peintre, de sculpteur et de poète. L’idée est de faire sortir de la matière la forme en son essence. L’art contient dans son intériorité la vérité qui va au-delà de l’intention « vers plus avant que lui dans la conscience » (Un souvenir d’enfance de Wordsworth).
Il y a aussi des différences. Vous vous livrez avec Pascal à un éloge du silence, de l’immobilité loin du divertissement. On est loin du mouvement, des voyages nombreux, incessants effectués par Yves Bonnefoy.
C’est une question fondamentale. J’essaie d’expliquer la fonction du silence. Il s’agit d’assentir à l’attitude de contemplation, d’obéissance à la beauté de ce monde, à la richesse de la vie. Lorsque l’essentiel se présente dans sa pureté, la description se révèle inutile ; s’exprime alors un besoin de silence. Citons ici Yves Bonnefoy : « Elle va, dans son corps, et seule. » [2] C’est un dialogue de nous-mêmes avec nous-mêmes dans la solitude.
Yves Bonnefoy célébrait l’enfance, l’infans, à savoir celui qui n’a pas accès à la parole, comme l’une des sources de la poésie.
Dans la partie finale de son œuvre, on lit la montée de deux enfants sur un arbre qui pointe vers le ciel. Ce stade de l’enfance, des origines, est un élément saillant de sa poésie.
Qu’est-ce que l’absolutio, ce concept qui clôt l’introduction de votre livre ? Une autre forme de silence ?
L’étymologie renvoie à deux directions. La première, la plus littérale, signifie le pardon que l’on accorde. C’est un geste de miséricorde au sens éthique du terme. D’autre part, et c’est peut-être plus important, le terme stipule que le travail est achevé. Nous avons accompli notre tâche. Nous sommes libérés et nous pouvons contempler notre travail comme au septième jour de la Création.
Ce volume de la Pléiade témoigne aussi du travail, de l’œuvre accomplie d’Yves Bonnefoy ?
Certes, mais il manque les essais critiques et la correspondance qui révèlent une Europe aujourd’hui disparue. Ce volume est comme un phare qui éclaire l’œuvre et appelle à un port.
Quelle était cette Europe disparue ou rêvée ?
Citons un nom, celui de Boris de Schloezer. Un volume des Cahiers pour un temps lui a été consacré (1981). Outre Yves Bonnefoy, on pouvait y lire les hommages entre autres de Jean Starobinski, Henri Gouhier, Michel Vinaver, Georges Poulet, Gaëtan Picon, Jean Rousset. Cet homme d’« absolutisation » et de « finitude » (ces termes sont de Bonnefoy)a été le passeur en France de la littérature russe et le traducteur de Léon Chestov. Dans sa correspondance avec Yves Bonnefoy se manifestaient une générosité d’espritet une culture sans frontières.
Votre livre est un éloge des vertus. Or vous faites silence sur ces vertus cardinales et théologales qui ont été au cœur pendant des siècles de cette Europe chrétienne qui est ici comme effacée. Le fil ici n’est pas précisé.
Les propos préliminaires qui figuraient dans le livre précédent (Les vertus communes, 2019) distinguaient les vertus héroïques, qui demandent de l’abnégation, des vertus communes. Dans ce nouveau texte, je m’efforce de livrer des propositions qui puissent être pratiquées sans trop de préalables. La vie quotidienne nous impose de procéder à des choix en permanence du fait du grand désordre qui nous entoure. Je souhaitais là évoquer ce qui ne relève pas de la théorie et ne peut être éliminé ou réduit à un symbole. Je me limite à ce qui relève du domaine strict du quotidien. Je n’ai pas souhaité ici évoquer ces vertus cardinales et théologales. Cela aurait pu être reçu comme une volonté de « modéliser l’exception ».
Procédez-vous en fait à une laïcisation de la théologie chrétienne ?
Séparer une vérité de raison d’une vérité de croyance est le propre des temps modernes, alors que les classiques demandaient simplement de reconnaître et de respecter (vereor) ce qui dépasse nos pouvoirs. Dans cette perspective, les vertus sont comme le levain qui doit être pétri dans la farine pour avoir du bon pain. Le levain et la farine, séparément, ne donnent pas origine au pain ; de même une théologie séparée de la pâte humaine reste une énonciation stérile.
L’Europe aurait-elle perdu un peu de son héritage avec les Lumières et le sacre de la raison ?
Les Lumières ont été un moment essentiel. Pour autant, l’Encyclopédie n’a pas été le livre le plus lu au XVIIIe siècle. Par ailleurs les Lumières lancent l’idée de bonheur. Mais comment les grands auteurs des Lumières ont-ils pris en charge le problème du mal, de la finitude, de la maladie, de la mort ? (Voir, à ce sujet, le beau livre de B. Baczko, Job, mon ami, 1997). Certes, l’avancée des connaissances s’est alors accélérée et représente un progrès majeur. Mais la leçon de Montaigne et de Pascal, autour de notre finitude, ne doit pas être oubliée. C’est un point de référence essentiel de mon travail. Néanmoins, je ne dirai jamais que l’Europe a perdu ses origines à cause des Lumières. Au contraire, des auteurs comme Goldoni ou Rousseau ont pensé la manière d’arriver au peuple, de lui donner une parole et des droits.
Finissons peut-être par cette pensée de Pascal que vous citez : « La vertu d’un homme ne doit pas se mesurer par ses efforts mais par ce qu’il fait d’ordinaire. » Quel était l’ordinaire d’Yves Bonnefoy ?
Son ordinaire était celui d’un homme qui aimait les Hommes et les livres. L’Homme avait toutefois la priorité. Il avait une capacité d’écoute extraordinaire. Il accueillait l’autre. Les rêves et la nuit constituaient – tout comme chez Leopardi - l’autre partie de son ordinaire. Il n’y avait pas de subordination de l’homme qui parle le jour à l’homme qui rêve la nuit. Il était un homme pleinement « éveillé ». Citons la première strophe du poème « Eau et pain » : « Ce peu de toile, et déchiré ? Le ciel / Sur une lande où errent des bergers / Avec rien, à la nuit, que leurs appels / pour troubler de leurs bêtes le grand rêve ».[3]
On voit comment il introduit ici le quotidien dans le rêve et en même temps le quotidien dans la nuit. Le poème s’achève ainsi : « Le pain miraculeux, le broc d’eau fraîche/ Ne reste, de l’enfant, qu’une lueur/qui fait rêver qu’en lui le jour se lève. » Peut-on ajouter autre chose ?
[1] Carlo Ossola, La Vie simple, Paris, Les Belles Lettres, 140 pages, 2023, 11,50 euros.
[2] Soient Amour et Psyché, II, poème du recueil L’heure présente, 2011. [3] Eau et pain, poème du recueil L’heure présente.
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