La prescription électronique fait depuis 2019 l’objet d’une expérimentation dans trois départements, et devrait être généralisée d’ici 2025. Mais le modèle promu par les autorités n’est pas le seul, et de multiples usages coexistent.
C’est bien connu : en France, plus encore que dans les pays voisins, une consultation médicale doit se terminer par une ordonnance. Oui, mais quel type d’ordonnance ? Celle-ci peut en effet revêtir plusieurs formes. Tandis que l’ordonnance manuscrite (et bien souvent illisible) est en voie de disparition et que l’ordonnance imprimée sur du papier à en-tête est majoritaire, l’ordonnance numérique se développe : elle peut être envoyée par e-mail sous forme de simple document pdf, un peu plus sécurisée via diverses techniques de signature numérique, ou véritablement structurée, dans le cadre du modèle d’e-prescription que l’Assurance maladie expérimente actuellement sur une (petite) partie du territoire. Le boom de la téléconsultation aidant, on assiste actuellement à un foisonnement d’ordonnances dématérialisées sous ces différentes formes… À tel point que nombreux sont ceux qui pensent que le secteur a besoin d’un peu de ménage.
Mais quand on évoque le sujet de l’ordonnance électronique, il faut d’abord faire un peu de terminologie. Faute de quoi, on risque de s’emmêler les pinceaux. Car toute ordonnance dématérialisée n’est pas forcément une e-prescription. Quant à l’e-prescription, elle peut très bien prendre la forme… d’une feuille de papier imprimée. « Une ordonnance dématérialisée peut être un simple pdf imprimé, tandis qu’une e-prescription est un mécanisme sécurisé, avec l’utilisation d’un tiers de confiance », tente de débrouiller le Dr Jacques Battistoni, président de MG France.
Des ordonnances en quête de sécurité
Selon lui, davantage qu’à l’aspect matériel qu’elles revêtent, c’est au degré de sécurité des ordonnances électroniques qu’il faut s’intéresser. « Quand on fait une ordonnance à la suite d’une téléconsultation téléphonique, il peut arriver qu’on n’ait pas de moyens de communiquer de manière sécurisée avec la pharmacie du patient, poursuit le responsable syndical. Dans ce cas, on doit envoyer un pdf par mail : en termes de sécurisation, on peut mieux faire. » Jacques Battistoni note que les plateformes de téléconsultation et autres entreprises du numérique en santé, elles, offrent un degré de sécurité supplémentaire, le patient recevant l’ordonnance sur un espace sécurisé, avec des mécanismes de traçabilité qui font qu’on se rapproche, voire qu’on dépasse, le niveau de sécurité que peut offrir une ordonnance papier remise en main propre.« Nous nous sommes appliqué très tôt les principes aujourd’hui inclus dans le référentiel sur la force probante des documents de santé de l’ANS (Agence du numérique en santé, ndlr), explique ainsi le Dr Guillaume Gobert, généraliste nordiste et fondateur d’Ordoclic, une start-up qui propose des outils numériques comprenant la sécurisation des ordonnances. Pour nous, il est important que le document soit non modifiable, non falsifiable, et nous y parvenons notamment grâce à une signature électronique. Nous sommes également attentifs à d’autres aspects, comme le stockage. »
L’e-prescription dans sa forme canonique
Reste que ces solutions ne sont pas, à proprement parler, des e-prescriptions. Du moins pas dans le sens que l’Assurance maladie entend donner à ce terme. « Le principe de l’e-prescription, c’est que chaque ordonnance, qu’elle soit imprimée ou non, dispose d’un QR code qui la rend unique et qui permet d’identifier de manière stricte la prescription, en détaillant le contenu, le prescripteur, le patient… », détaille Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée de la gestion et de l’organisation des soins à la Cnam. Pour mettre en œuvre cette vision, une expérimentation a été lancée en 2019 dans trois départements : Maine-et-Loire, Saône-et-Loire et Val-de-Marne.
Le grand avantage de cette expérimentation, ajoute Marguerite Cazeneuve, est de « connecter de bout en bout le médecin et le pharmacien ». Le prescripteur peut donc savoir si l’ordonnance a été délivrée ou non, et il peut être informé d’éventuelles modifications apportées par le pharmacien lors de la délivrance. Autre point positif : la e-prescription n’est pas une simple image de l’ordonnance. « Il s’agit de données structurées, précise le Dr Annika Dinis, directrice opérationnelle du numérique et de l’innovation en santé à la Cnam. C’est parce qu’on les codifie que le médecin peut, ligne à ligne, voir ce qui a été délivré, s’il y a eu des modifications et si oui, lesquelles, etc. »
Un développement limité
Le problème, c’est que l’e-prescription à la sauce de l’Assurance maladie reste encore confidentielle. Initiée avec 74 médecins équipés des logiciels des éditeurs participant à l’expérimentation* dans les trois départements concernés, elle a été élargie à l’été 2020 à 93 autres praticiens, ce qui ne fait jamais qu’un total de 167 prescripteurs potentiels. Côté pharmaciens, les officines participantes étaient initialement au nombre de 59, et 46 sont venues s’ajouter pour la deuxième phase. Mi-mars, un total d’environ 330 000 e-prescriptions avaient été émises, détaille l’Assurance maladie. Mais moins d’une sur dix avait été effectivement délivrée par les pharmaciens.
Et c’est là l’une des principales difficultés rencontrées par le projet. « Beaucoup de patients vont chez un médecin qui fait une e-prescription, mais se rendent ensuite chez un pharmacien qui ne participe pas à l’expérimentation », explique Marguerite Cazeneuve. Or, pour qu’un système de prescription électronique fonctionne, il faut que le médecin et le pharmacien soient équipés de solutions logicielles sachant communiquer entre elles. Et c’est bien l’objectif que cherche à atteindre l’Assurance maladie dans la deuxième phase de son expérimentation. « Nous visons pour 2021 un déploiement le plus large possible, vers le plus grand nombre de médecins et de pharmaciens des trois départements, pour que la rencontre entre le prescripteur et celui qui délivre le médicament soit plus facile », détaille la directrice déléguée de l’Assurance maladie.
C’est pourquoi la Cnam travaille à inclure dans le dispositif d’autres éditeurs, ainsi que d’autres types de prescription, en vue de la généralisation de son expérimentation, prévue pour la France entière en 2025. C’est ainsi qu’en plus des médicaments et d’une liste de dispositifs médicaux, la e-prescription devra à terme concerner également les examens de biologie, de radiologie, les actes effectués par les auxiliaires médicaux… À ce sujet, Annika Dinis précise que l’Assurance maladie a « commencé à travailler avec les professions prescrites pour établir un circuit similaire à celui qui existe actuellement dans le cadre de l’expérimentation », mais reconnaît que dans un premier temps, l’e-prescription « concernera principalement les médicaments et les dispositifs médicaux ».
Les destinées incertaines de l’ordonnance électronique
En attendant la généralisation de l’e-prescription de l’Assurance maladie sur tout le territoire, les ordonnances électroniques semblent poser au moins autant de problèmes qu’elles n’apportent de solutions à certains professionnels de santé. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, se déclare par exemple en faveur du dispositif, mais souligne que le principal souci ne concerne, selon lui, pas les prescriptions qui sont au cœur de l’expérimentation, à savoir celles de proximité, émises par des professionnels exerçant dans le même secteur. « Ce sont surtout les téléconsultations qui doivent s’accompagner d’une véritable solution d’e-prescription, pour garantir qu’il n’y a pas de fraude, estime-t-il. Il n’est plus possible de recevoir des ordonnances sur smartphone, faites par des sociétés qu’on ne connaît parfois pas et par des médecins qu’il nous arrive d’avoir du mal à retrouver dans le RPPS (répertoire partagé des professionnels de santé, ndlr). » Du côté de l’Assurance maladie, on assure que la téléconsultation fait partie des cas d’usage prévus à terme dans l’e-prescription. Mais cela ne pourra se faire qu’une fois l’expérimentation menée à son terme. Reste à savoir si, à l’issue du processus, le modèle promu par la Cnam finira par s’imposer. Certains observateurs en doutent. « La Cnam a choisi un modèle très centralisé, avec un serveur unique par lequel tout doit passer, regrette le généraliste Guillaume Gobert. On aurait pu choisir d’utiliser les différents canaux existants, et je pense d’ailleurs qu’à l’avenir, différentes solutions coexisteront en fonction des usages. Toutes respecteront le cadre réglementaire de l’ANS, mais je doute que le téléservice de l’Assurance maladie représente plus de la moitié des ordonnances dématérialisées. » Une prédiction dont on ne pourra vérifier la pertinence qu’en 2025, terme fixé par la loi pour la généralisation de l’e-prescription.
* Il s’agit de Cegedim avec Crossway, de CompuGroup avec AxiSanté 5, et d’Imagine Editions avec HelloDoc.
Ce qu'ils en disent
Dr Jean-François Deverre, généraliste à Triel-sur-Seine (Yvelines) : « Avec la téléconsultation, le risque de reproduction des ordonnances me préoccupe »
« J’ai toujours une certaine crainte sur la manière dont on peut utiliser mes ordonnances, et sur la manière dont elles peuvent être reproduites. Et cette crainte peut être encore plus grande lorsqu’on est en téléconsultation. Je ne dirais pas que cela me limite dans mon usage de la téléconsultation, mais cela me préoccupe. Il m’est d’ailleurs déjà arrivé d’être appelé par un pharmacien qui avait un doute sur l’une de mes ordonnances faites lors d’une téléconsultation. J’utilise la solution Maiia, qui apporte heureusement certains éléments de sécurisation. Mais je pense qu’on pourrait envisager d’améliorer cet aspect, par exemple avec un cryptogramme sur l’ordonnance qui ferait que si jamais elle était reproduite, cela pourrait se détecter facilement. »
Dr Maxime Lamirand, généraliste à Tourcoing (Nord) : « Sur 10 ordonnances que je rédige, 6 ou 7 sont numériques et sécurisées »
« J’avais un peu participé, lorsque j’étais remplaçant, à la mise en place de la solution de prescription électronique d’Ordoclic, et j’ai continué à l’utiliser en janvier 2020 lorsque je me suis installé. Je dois dire que c’est une décision dont je me félicite, car cela m’a été très utile pendant la première vague du coronavirus, quand nos cabinets se sont vidés et que nous avons fait essentiellement des téléconsultations, avec des ordonnances électroniques. Grâce à Ordoclic, j’avais des ordonnances sécurisées, signées numériquement. Je dirais qu’aujourd’hui, sur 10 ordonnances que je rédige, 6 ou 7 sont dématérialisées via Ordoclic. Si je n’avais pas eu cette solution, je me serais adapté, car on trouve toujours des solutions en médecine de ville. Mais cette adaptation serait sûrement passée par des ordonnances pdf envoyées par mail, donc une solution non sécurisée… et non légale. »