Des praticiens hospitaliers confrontés à de fortes tensions éthiques, contraints de penser en termes de coûts et de budgets, exerçant en permanence en flux tendu, trop souvent écartés des décisions, dénonçant aussi un manque de rétribution, et finalement très exposés aux vulnérabilités psychiques et risques psychosociaux : tels sont les résultats édifiants d’une étude lancée début 2023 par l’espace de réflexion éthique Bourgogne Franche Comté (EREBFC) sur les médecins de deux CHU – Dijon et Besançon.
En pratique, 17 praticiens ont répondu en décembre 2022 et janvier 2023 à un appel à témoignages – parmi ces derniers, quatre praticiens se sont désengagés depuis de leur travail en CHU. L’exercice des PH sondés est varié (pédiatrie, urgences, réanimation, etc). Transparaît de cette enquête qualitative une forme de « détresse morale » qui, lorsqu’elle se prolonge, fait vaciller leur engagement envers le service public hospitalier.
On joue au Tetris avec les patients
Une PH de 51 ans
L’étude montre que les valeurs et principes éthiques sont ancrés dans les pratiques des médecins sondés, ce qui crée précisément des tensions et des frustrations liées à une forme d’impuissance à soigner comme ces médecins le souhaiteraient. « Je trouvais cela tellement beau d’aider les gens en souffrance, c’est ce qui m’a donné envie de faire médecine », raconte un médecin homme de 42 ans. Son confrère quinqua abonde en ce sens. « Je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire d’autre que de la médecine. » « C’était ma vocation. Je ne me suis pas posé la question des conditions », confie une consœur.
Leur choix de métier, expliquent-ils, est intimement lié au sentiment d’utilité et aux valeurs personnelles de se dévouer, de soulager la souffrance. Or, si le service hospitalier est le vecteur de leur engagement, ce dernier est « déséquilibré » par l’ensemble des difficultés quotidiennes auxquelles ils sont confrontés (dérives de la T2A, coupes budgétaires, manque de personnels et de lits, impuissance décisionnelle, lourdeurs, etc.), peut-on lire. Une praticienne de 38 ans, aujourd’hui désengagée du service public, souligne le sens de sa vocation initiale, qui s’est perdue. « Il y avait un attachement au service public, au fait de pouvoir soigner tout le monde sans demander d’argent… » Un autre médecin, 50 ans, témoigne. « Le service public, c’était d’être à disposition : il n’y a pas d’horaires, on est dans le don. »
Toute cette surcharge administrative est monstrueuse
Un médecin de 51 ans
L’étude confirme que les PH se trouvent dans une situation paradoxale. Investis, voire passionnés, ils accumulent des tensions – petites ou grandes – qui les épuisent et les poussent parfois à renoncer. Le « fardeau » de la gestion administrative et financière des établissements de santé, les dérives de la tarification hospitalière (T2A) sont des causes fréquentes. « Toute cette surcharge administrative est monstrueuse et vient grossir l’activité clinique », raconte un médecin de 51 ans. « On joue au Tetris avec les patients », affirme sa consœur du même âge. « On est rentrés dans un système où on doit rendre rentable quelque chose qui a priori ne devrait pas l’être », se désole un autre.
Tensions intergénérationnelles et avec l’institution
Autre phénomène coté dans l’étude, les nouvelles générations de PH présentent un autre rapport au travail, moins sacrificiel, ce qui peut créer des crispations et des conflits avec des médecins plus âgés. Un homme de 42 ans justifie : « J’ai besoin de voir mes enfants et de souffler de temps en temps. “Ils” ne comprennent pas du tout, ma vie ce n’est pas le boulot en fait, c’est ça le paradoxe. » En résulte une forme d’incompréhension mutuelle.
Outre ces tensions intergénérationnelles, s’ajoute un sentiment récurrent de manque d’écoute de la part de l’institution publique hospitalière. Certains regrettent que les leçons de la pandémie n’aient pas été assez tirées en matière d’autonomie de décision, de gouvernance médicale et de souplesse. Un médecin de 50 ans argumente : « La pandémie n’a pas donné suite à une réflexion de l’État alors que la réponse au Covid avait fonctionné en redonnant la main aux soignants sur l’organisation de l’hôpital. »
Manque de reconnaissance et burn-out
Lorsque la souffrance au travail perdure longtemps, le burn-out guette ces cliniciens, ce qui se traduit par le désinvestissement, l’épuisement professionnel, la dépersonnalisation… « Il ne faut pas que cela soit à sens unique », résume un praticien de 34 ans, en quête de gestes de reconnaissance. La culpabilité est aussi évoquée dans plusieurs témoignages. « Je devais poser des jours de congé, mais je ne vais pas le faire. Sinon ça va se répercuter sur mes collègues », explique une trentenaire, qui s’est désengagée du service public. Un confrère de 42 ans témoigne : « Je n’ai pas envie de devenir maltraitant envers mes patients, même si je pense que je le suis déjà indirectement… »
Quitter le service public, un dilemme
La démonstration des auteurs est que la souffrance au long cours des soignants tend à faire vaciller leur engagement au sein de l’hôpital, ce qui préoccupe d’ailleurs les autorités. Beaucoup déclarent réfléchir à un départ, sans compter ceux qui ont déjà pris leur décision. « Le vacillement ne semble pas être celui des valeurs soignantes, mais bien celui de l’engagement au sein du service public », peut-on lire dans l’enquête.
Mais abandonner une carrière publique hospitalière n’a rien d’aisé. « Cet engagement représente une grande partie de mon travail. Sortir de cette identité aurait été le trahir », explique un PH trentenaire. Sa consœur de 38 a, elle, jeté l’éponge. « Je pars pour moi, mais je pense aussi pouvoir mieux soigner mes patients maintenant hors de l’hôpital. »
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