Le Quotidien : Quelles sont selon vous les grandes causes de la souffrance au travail grandissante que l’on observe dans le secteur de la santé ?
Danièle Linhart : Il me semble que cette augmentation du phénomène est liée à l’augmentation des logiques du management du privé dans le secteur public, qui n’a pas épargné l’hôpital. De la mise en place des ARS [Agences régionales de santé, ndlr] à celle de la T2A [Tarification à l’activité, ndlr], toute une série de dispositifs ont progressivement été introduits pour avoir un regard quantitatif et créer une rentabilité des soins. Il y a donc deux logiques qui s’affrontent : la logique professionnelle des soignants d’un côté, et celle des directions technocratiques de l’autre, qui n’est pas inspirée par le soin, la guérison, mais les procédures, les chiffres… Cela est bien résumé par une caricature publiée il y a quelque temps dans un journal syndical : on y voyait un malade gravement atteint qui demandait à son médecin : « Dites-moi que vous allez me sauver, docteur ». Et l’autre répondait : « Je ne sais pas, il faut que j’en parle au comptable de l’hôpital ».
Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur ce phénomène ?
Il y a eu une période où les soignants ont réussi à pousser les murs, à établir des liens entre eux, la bureaucratie n’existait plus et de nouvelles pratiques ont été inventées. Mais une fois passé l’impératif de la Covid, on est revenu à une logique de rentabilité, ce qui a à mon avis complètement cristallisé la souffrance des soignants. Ils n’acceptent plus de voir leur temps comptabilisé, alors que pour eux, le soin, c’est justement prendre le temps, ne pas le calculer.
Ces phénomènes sont-ils spécifiques à la santé ?
Non, pas du tout, ils sont apparus lorsque la logique de management privé s’est déversée dans le secteur public. On les retrouve par exemple dans l’éducation : les enseignants, eux aussi, nous disent qu’ils n’arrivent plus à effectuer leur travail correctement, que la hiérarchie ne comprend pas ce qu’il leur faut pour répondre aux besoins de leurs élèves… Et même dans le privé, on retrouve cette tension extrêmement forte, avec des gens qui voudraient faire du bon boulot, par exemple produire des voitures avec un bon niveau de sécurité, de qualité, et qu’on pousse à faire de la moindre qualité sous prétexte que le consommateur n’a pas besoin d’une « sur-qualité ». Le management a par ailleurs des exigences contradictoires. D’un côté, il demande à chacun d’être le meilleur, dans un processus que l’on peut considérer comme quelque peu narcissique : il faut tout donner pour le collectif, montrer qu’on a eu raison de miser sur vous, etc. Mais cela se fait dans un environnement de travail qui est resté très taylorien, avec des processus très encadrés, très abstraits, pensés par des experts de grands cabinets internationaux…
Concrètement, comment passe-t-on de l’introduction dans les services publics de ces mécanismes issus du management privé à la souffrance au travail ?
Il y a deux aspects. Tout d’abord, les changements perpétuels, les restructurations permanentes de services, les introductions de nouveaux logiciels, tout cela met à mal les collectifs : la souffrance est donc de plus en plus vécue sur un mode solitaire. Par ailleurs, le lien de subordination, le devoir d’obéissance, sont également vécus de façon de plus en plus individuelle, de sorte qu’il devient difficile de poser un point de vue de professionnel par rapport aux directives de la hiérarchie : critiquer, faire part des impératifs liés à votre profession, tout cela devient de moins en moins évident.
La souffrance au travail est donc une souffrance solitaire ?
Oui, et cela fait que chacun risque d’être enfermé dans l’idée d’une impuissance totale. On a l’impression qu’on ne pourra jamais rien changer à quoi que ce soit, et on commence même à se demander si on n’est pas soi-même le problème : les autres ont toujours l’air de mieux s’en sortir, étant donné que la souffrance ne se partage pas. À ce sentiment de dévalorisation s’ajoutent les efforts désespérés que l’on fait pour comprendre ce qu’il se passe, pour sortir du tunnel, car on n’est pas toujours en mesure de décrypter la responsabilité des directions technocratiques dans la situation. Et c’est ce qui mène au burn-out, voire au suicide.
Peut-on faire le lien entre ce que vous décrivez et le phénomène de démissions que l’on observe dans beaucoup de secteurs ?
Oui, les gens n’arrivent plus à comprendre à quel point leurs missions professionnelles sont bafouées par ces organisations nouvelles, et ils s’en vont. Là encore, il y a un lien avec la crise sanitaire, car on est passé d’un monde où l’on avait l’impression que des progrès incessants allaient nous permettre d’aller vers une durée et une qualité de vie toujours meilleures, à un vent de panique face à un virus dont on a pu penser, au moins au début, qu’il allait causer des tragédies horribles. Mon hypothèse, c’est que les jeunes notamment ont commencé à être sensibilisés à la question de la précarité de la vie, de ce qui est vraiment important pour eux, et ont voulu retrouver du sens dans leur travail, d’où la « grande démission », ou le « quiet quitting » dont on parle beaucoup en ce moment.
Là encore, cette grande démission est loin de ne concerner que le secteur de la santé. En quoi l’affecte-t-elle de manière singulière ?
Il y a des similitudes : comme d’autres professionnels, les soignants se disent que ce n’est pas pour travailler dans de telles conditions qu’ils ont fait une formation d’aide-soignant, d’infirmier, de médecin, que ce n’est pas digne, et donc ils fuient. Mais il me semble qu’il y a une différence avec le fameux « quiet quitting » que l’on observe dans d’autres secteurs : il me paraît difficile de se désengager, de s’en aller de manière tranquille, en laissant les patients sans se préoccuper de ce qu’il leur arrive. Il y a peut-être dans la santé une exacerbation de ce qui conduit à la souffrance au travail. Car on peut s’impliquer dans son travail quand il s’agit de faire un bon logiciel, une belle voiture, mais c’est encore plus envahissant pour le professionnel lorsqu’il s’agit de la santé ou de la souffrance d’autrui.
On aurait pu croire que les soignants seraient au contraire préservés de cette crise du sens au travail, car celui-ci semble plus évident à trouver quand on s’occupe au quotidien de la santé de son prochain…
Cela dépend. Quand on vous dit que vos durées de rendez-vous en psychiatrie pour les patients schizophrènes sont trop longues, quand la logique de rentabilité à court terme attaque votre cœur de métier, cela peut au contraire devenir encore plus dangereux pour le professionnel, et causer chez lui des maladies graves, des fins précipitées…
Est-ce que dans ces conditions, les solutions peuvent reposer uniquement par une augmentation des moyens alloués au secteur de la santé ?
Je pense que c’est plus global. Il me semble qu’aujourd'hui, ce sont les types d’organisation au travail qui ne parviennent pas à prendre en compte ce que sont les compétences professionnelles des soignants. Si on les laissait plus être moteurs de l’organisation de leurs missions, au lieu de leur appliquer des bonnes pratiques et des logiques technocratiques, on arriverait certainement à de meilleurs résultats. On a aujourd'hui un déni de la professionnalisation, de l’expérience, de l’engagement des soignants qui est dommageable. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas davantage de moyens, mais il me semble qu’il faut aussi remettre en question la légitimité de ce lien de subordination archaïque.
Exergues :
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