Le Quotidien : On parle beaucoup de souffrance au travail et de burn-out depuis quelques années. Comment ce concept a-t-il évolué au fil des années ?
Marie Pezé : Historiquement, le terme de burn-out a été créé par le psychologue Herbert Freudenberger dans les années 1960 : celui-ci a observé qu’aux États-Unis, des psychiatres qui travaillaient dans des dispensaires pour les plus démunis ont été soudain privés de financement, et se sont épuisés à la tâche en travaillant de manière bénévole. C’était donc une vision très compassionnelle. Mais aujourd’hui, d’autres travaux ont permis de mettre davantage l’accent sur les demandes excessives de l’organisation du travail. À force de brader les effectifs, à force de faire des semaines de 70 heures, on génère une souffrance éthique qui est liée à l’impossibilité d’arriver à faire son travail correctement, et qui est le terreau du burn-out.
Depuis votre point de vue de praticienne, pensez-vous que l’attention accrue à ces questions relève d’un phénomène de loupe, dû à une certaine focalisation médiatique, ou s’agit-il d’un phénomène objectivable ?
Il y a un phénomène médiatique, et l’attention portée à ce sujet dans l’opinion est effectivement de plus en plus forte. Mais on dispose d’études épidémiologiques, comme l’étude Sumer [pour « Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels », ndlr], qui montrent qu’il y a une aggravation bien réelle : en 2019, Sumer révélait que 47 % des salariés souffraient de conflit éthique au travail. Donc oui, on n’a jamais autant travaillé ces questions-là, mais c’est parce que le rouleau compresseur des modèles organisationnels productivistes continue sa marche forcée. Il touche maintenant les services publics, dont la santé, qui étaient jusqu’alors une sorte de bastion protégé.
Justement, quels sont dans le secteur de la santé les effets de ce modèle productiviste que vous pouvez observer ?
On peut notamment parler de la procéduralisation à outrance, qui asphyxie le travailleur sous des tâches trop séquencées, qui exige toujours plus de reporting… Les directions demandent souvent aux personnes de travailler à la limite du mal faire, voire de l’illégalité, et donnent des priorités qui n’ont plus rien à voir avec des règles de métier. Dans la santé, cela se matérialise par la concentration de l’activité sur des soins rentables, des durées de séjour de plus en plus courtes, le renforcement des outils de gestion analytique, l’augmentation de la productivité… et cela conduit à une forme d’écartèlement éthique.
Vous constatez que cela peut avoir des conséquences au niveau pathologique. Quelles sont-elles ?
On a d’abord les pathologies de la surcharge, qui peuvent aller du simple stress aux troubles cognitifs (on voit des médecins qui ont des problèmes de mémoire, ou de logique), et passant par les états de stress aigus, et donc des décompensations comportementales. On a par ailleurs les pathologies de l’isolement, comme le stress post-traumatique en cas de harcèlement, par exemple.
Des pathologies qui, dans certains cas, peuvent conduire au suicide…
Oui, c’est gravissime. Là aussi, on peut distinguer plusieurs catégories, même si cette typologie est contestée par beaucoup de psychiatres. On a le suicide noir, qui concerne des gens qui ont des terrains dépressifs, et qui se suicident à cause de ce qu’ils vivent au travail. Et il faut bien comprendre qu’on aura beau dire que le suicide est multifactoriel, un magistrat qui verra une faute liée au travail considérera que le suicide est lié au travail. Il y a par ailleurs le suicide rouge, dont on a beaucoup parlé par exemple pour les salariés de France Télécom : des salariés qui voient leurs conditions se dégrader, et qui se suicident en disant que cela incitera la direction à bouger, ce qui n’arrive évidemment jamais. Et puis il y a le suicide blanc, celui qui nous inquiète le plus actuellement : des gens qui, dans une phase compulsive au travail, n'arrivent plus à s’en sortir, et veulent juste que cela s’arrête. Ce ne sont pas des gens qui n’aiment plus la vie, ils veulent juste sortir d’un guêpier dont ils ne voient pas l’issue.
Quelles prises en charge peut-on offrir aux personnes en souffrance ?
La prise en charge est pluridisciplinaire : les patients voient un psychiatre, un thérapeute, un neuropsychiatre, un juriste… Au bout d’un certain temps d’arrêt de travail, de médicamentation, on arrive à déconstruire ce qu’il s’est passé au travail, à casser à culpabilité, à leur montrer que c’est un système qui s’est mis en place, et qu’ils ne sont en rien responsables. C’est pour cela qu’il est important que les médecins-conseils autorisent les patients à sortir, à faire quelque chose de leurs mains, puis éventuellement à faire un bilan de compétences…
Justement, voyez-vous beaucoup de personnes qui, à la suite d’un tel épisode, quittent le secteur de la santé ?
Il faut savoir que les conséquences neurologiques de certaines pathologies sont importantes, et qu’on ne peut donc pour certaines personnes pas du tout envisager un retour à l’hôpital. Certains parviennent à se réorienter, à retrouver un certain équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, à trouver du temps pour leurs enfants. Cela passe souvent par un équilibre que l’on trouve à plusieurs, car on sait que le collectif fait partie des facteurs protecteurs. Nous en voyons aussi beaucoup qui se tournent vers la médecine esthétique, par exemple. C’est extrêmement triste, car ce sont des gens d’un niveau exceptionnel, qui travaillaient dans des services de pointe, et qui se retrouvent à faire des injections.
On parle aussi beaucoup de souffrance chez les internes, le constatez-vous ?
Oui, on en rencontre beaucoup qui ne vont plus en cours, et il faut beaucoup les accompagner pendant les stages, car c’est dans certains cas très rude. Je pense qu’il y a quelque chose qui est cassé dans l’ancienne idée de compagnonnage, de transmission en médecine. Bon nombre d’entre eux réussissent à se faire accompagner parviennent à se faufiler entre les gouttes, à faire des choix qui leur conviennent, et à rester dans le système de santé. Mais dans certains cas, je suis contente de voir des soignants s’en aller, car sinon ils risquent de se tuer.
Vous insistez beaucoup sur la situation à l’hôpital, rencontrez-vous aussi des soignants en souffrance dans le secteur libéral ?
Oui, ils subissent la même chose : ils voient 40 patients par jour, doivent télétransmettre le soir, subissent la même surveillance gestionnaire, notamment le contrôle des arrêts maladie. Eux aussi sont privés de leur autonomie procédurale, sont surchargés de travail administratif, ne parviennent pas à prendre le temps avec le patient : je sais bien que quand je vais voir un médecin de ville, il est tellement obligé d’avoir le nez dans son écran tout le temps que quand je sors, il est incapable de dire si j’étais brune ou blonde !
Certains pays s’en sortent-ils mieux que d’autres du point de vue de la souffrance des soignants ?
Partout, on observe les mêmes méthodes gestionnaires : la grammaire chiffrée de l’entreprise, les outils de mesure de travail qui viennent de la finance, les tableaux de bord, l’omniprésence d’Excel, les algorithmes, tout cela est utilisé dans le monde entier, et cela ne dit rien de ce qu’est le travail, encore moins celui d’un soignant. Il y a cependant certains pays où certaines nuances culturelles donnent un peu de souffle. Aux Pays-Bas, par exemple, tout le monde s’arrête de travailler à 17 heures, et on peut donc avoir de vraies journées équilibrées. En France, et tout particulièrement à l’hôpital, nous sommes dans un système où il faut montrer son engagement vis-à-vis du travail en restant très tard le soir. Dans d’autres pays, rester tard est plutôt une marque d’incompétence.
Exergues :
Il y a quelque chose qui est cassé dans l’ancienne idée de compagnonnage, de transmission en médecine
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