Quatre mois après le verdict, la Dr A. est totalement démunie. Car fin octobre, cette ophtalmologiste algérienne ne pourra plus travailler en France, où elle exerce depuis deux ans en tant que FFI. En cause selon elle, une « injustice » lors du rendu des résultats de l’épreuve de vérification des connaissances, sésame permettant aux médecins étrangers de régulariser leur situation et d’exercer sur le sol français. « Ça a complètement bouleversé ma vie », confie-t-elle.
Note minimale ?
En avril dernier – après trois reports dus à la crise sanitaire – une centaine d'ophtalmologistes originaires de pays hors Union européenne, sont invités à se présenter au concours. Quelques mois plus tôt, un arrêté ministériel avait fixé à 77 le nombre de postes ouverts dans la spécialité. La Dr A. est reçue, comme 76 autres de ses confrères. « Mais le jour des résultats, le 15 juin, nous apprenons finalement que le président du jury a décidé de ne prendre que… 20 ophtalmos étrangers », raconte-t-elle. 57 postes restent vacants, « alors que ces ophtalmos ont été reçus au concours ».
Affolés, les médecins cherchent des explications auprès du jury de l’épreuve. On leur explique alors qu'une note minimale de 14/20, aurait été fixée « sans que nous eussions été prévenus en amont. Le jour de l'épreuve on nous confirmait encore que le nombre de places était bien de 77 », raconte la Dr A. estimant que cette décision est « manifestement illégale, du fait du non-respect de l'arrêté d'ouverture des postes ».
En parallèle, quasiment toutes les autres spécialités ont rempli leurs quotas de postes étrangers : 280 en médecine générale par exemple, 4 en rhumatologie ou encore 91 en médecine d’urgence.
« Propos scandaleux » mais jury souverain
Contacté par « Le Quotidien », le Centre national de gestion (CNG), qui organise l'épreuve, nous confirme que la décision du jury reste souveraine et « qu’elle s’impose à tous les candidats ». Le CNG précise même que « le jury peut ne proposer aucun candidat ou un nombre inférieur, dès lors qu’il estime que certains candidats ne justifient pas du niveau exigé ». Egalement contacté, le président du jury a renvoyé cette décision aux explications du CNG.
Dès lors, le niveau des éliminés était-il insuffisant pour prétendre à exercer en France ? Le CNG se contente de mettre en avant quelques données chiffrées : « Le taux de réussite lors de ces épreuves était de 22 %, soit extrêmement proche de celui des étudiants français souhaitant accéder à l'ophtalmologie après les épreuves de l'ECN. »
Mais du côté des ophtalmos recalés, la surprise est d'autant plus douloureuse que la décision est inédite. Sur les cinq dernières années, l'intégralité des postes avait été pourvue. Du coup, 26 des 57 ophtalmos qui s'estiment lésés ont saisi le Conseil d’État en juillet dernier pour « excès de pouvoir ».
Et sur le référé, consulté par « Le Quotidien », les requérants avancent un tout autre argument que celui de la note minimale. « Ils ont eu connaissance de propos particulièrement scandaleux tenus par des membres du jury, peut-on lire. C’est ainsi que des membres de ce jury ont pu montrer des réticences au vu du nombre, particulièrement élevé – sans doute trop pour eux –, de postes ouverts aux médecins étrangers. » L'argumentaire précise que « les candidats ont eu connaissance aussi que la délibération qui a eu lieu lors d'une réunion zoom s'est déroulée dans des conditions assez tendues vu ces propos, il serait donc judicieux de mener une enquête concernant ses circonstances ».
« Hypocrite »
« Certains d’entre nous étaient FFI avec une bonne appréciation de leur chef de service et une promesse d’embauche à la clé s’il réussissait le concours. Désormais beaucoup sont au chômage… On ne voit plus le bout du tunnel », s’inquiète la Dr A., dont le contrat se termine à la fin du mois. « Notre requête a été rejetée, car le Conseil d’État a jugé que nous pouvions encore retourner travailler dans nos pays respectifs », précise le médecin, membre du collectif des ophtalmos étrangers. Un argument qui la met en colère : « Lorsque l’on quitte son pays pour exercer ailleurs, que l’on laisse tout derrière soi, c’est toujours pour des motifs importants et urgents, insiste-t-elle. Par exemple, certains confrères ophtalmologistes libanais ne peuvent plus exercer au Liban dans de bonnes conditions. »
De fait, après des études de médecine et un internat en ophtalmologie en Algérie, la Dr A. a pris la décision, en février 2020, de rejoindre la France. « En Algérie, on nous demande de travailler plusieurs années en déserts médicaux, avec un manque terrible de plateau technique, de matériel médical. On ne peut pas soigner les gens correctement. »
Alors que beaucoup pointent le manque d’ophtalmologistes dans l’Hexagone, le fait de limiter drastiquement le nombre de spécialistes étrangers est « hypocrite », pour la membre du collectif. « D’autant plus quand on voit que les pouvoirs publics veulent déléguer les tâches aux orthoptistes dans le dernier PLFSS parce que les délais seraient trop longs. Et en parallèle, on chasse des médecins diplômés, capable de soigner la population française… Les zones rurales ont besoin de médecins étrangers ! »
Des postes d'ophtalmos qui disparaissent
Dans le cadre de la loi de santé 2019, après la validation des épreuves de connaissances, les médecins étrangers doivent désormais réussir un « parcours de consolidation des compétences » de deux ans, avant d’obtenir le droit d’exercer en France. Ils ne peuvent ainsi plus être directement recrutés par un établissement. « C’est déjà un parcours du combattant, et on doit se battre en tant qu’étranger pour trouver notre place, plaide l'ophtalmo. On a respecté toutes les conditions ministérielles pour exercer en France et nous sommes finalement victimes d’une injustice. » Une procédure judiciaire est en cours auprès du tribunal administratif. Mais cette démarche prendra du temps et laisse ces ophtalmos concernés toujours sans solution.
En décembre prochain, une nouvelle session d’épreuves de validation des connaissances aura lieu avec, là encore, des modalités nouvelles. En effet, la loi de santé 2019 acte désormais des régions d’affectation pour ces praticiens étrangers, établies en concertation avec les agences régionales de santé (ARS). En juillet dernier, un arrêté avait borné le nombre de postes ouverts par région et par spécialité ; 29 postes étaient alors prévus pour l’ophtalmologie sur toute la France. Mais là encore surprise : au beau milieu de l’été, l’arrêté a été discrètement modifié pour supprimer tous les postes offerts en Île-de-France, passant en une semaine de 17 à 0. Pour la Dr A., « ça illustre bien ce qu’on nous a déjà dit : on ne veut pas d’ophtalmos étrangers en Île-de-France. »
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