Au-delà de leur mission de suivi et de conseil en prévention, les médecins du travail se retrouvent parfois à devoir gérer de graves crises internes, avec des répercussions durables. C'est le cas de l'équipe en santé au travail du CHU de Strasbourg qui a présenté un retour d'expérience sur l'affaire Naomi Musenga (2018), lors du 36e Congrès national de médecine et santé au travail – qui se tient du 14 au 17 juin à Strasbourg.
Écho médiatique et menaces de mort
Le 29 décembre 2017, Naomi Musenga, jeune femme de 22 ans, appelle le 15 pour de violentes douleurs au ventre. Deux assistantes de régulation médicale (ARM) du Samu ne prennent pas son appel au sérieux et la raillent, avant de la renvoyer vers SOS Médecins. La jeune femme décède quelques heures plus tard à la suite d'une « défaillance multiviscérale sur un choc hémorragique », en réanimation. L'affaire aura un large écho médiatique plusieurs mois plus tard, après la diffusion par un mensuel alsacien de l'enregistrement de l'appel de régulation – largement repris dans la presse nationale, internationale, et sur les réseaux sociaux.
« Comme tout le monde, j'ai appris la nouvelle dramatique par ce biais, se souvient la Dr Laurence Kling-Pillitteri, médecin du travail à Strasbourg. Mais en voyant l'ampleur que cela prenait, je suis rapidement allée me signaler auprès des personnels du Samu. » De fait, les retentissements de l'affaire sont immédiats et difficiles à vivre pour les équipes. Alors que la responsabilité de l’hôpital est pointée du doigt, les personnels reçoivent des appels très menaçants, « des insultes mais aussi des menaces de mort », que ce soit au téléphone via le 15 ou lors de sorties Smur, raconte la Dr Anne Weiss, actuelle cheffe du Samu 67. L'accès aux urgences est sécurisé par un vigile.
Sentiment de honte
Dans la tempête, la Dr Kling-Pillitteri et la psychologue du service de santé au travail réalisent plus de 54 consultations en individuel avec les personnels touchés par cet « événement indésirable grave » – dont l’ARM qui a pris l'appel de Naomi Musenga. « Certaines sont venues plusieurs fois, notamment les opératrices dont le nom, les adresses, les photos avaient circulé, relate la Dr Kling-Pillitteri. Cela a permis à chacun de s'exprimer, mais aussi d'orienter si besoin vers des prises en charge de soins. »
Elle constate rapidement une perte de sens au travail pour plusieurs personnels mais aussi « un sentiment d'insécurité, de honte, une peur de décrocher, des attaques de panique et des angoisses, voire de la dépression ». « Il y a eu de nombreux arrêts maladie chez les ARM », souligne la spécialiste, qui alerte la direction sur l'ambiance de travail « en forte dégradation ».
Cercle vicieux
« Avant cette crise, nous étions déjà dans un contexte de manque d'effectifs, confirme la Dr Weiss. Ensuite, nous sommes passés sur un fonctionnement en mode dégradé. Nous étions dans un cercle vicieux : il y avait la crainte d'être pris à partie en sortant, mais en même temps on avait tendance à surestimer la gravité des appels, ce qui avait une répercussion sur l'accueil aux urgences. »
Une information judiciaire (toujours en cours) et une enquête de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) sont ouvertes. Les personnels des urgences sont auditionnés, ainsi que la médecin et la psychologue du travail. L'Igas formule neuf recommandations, dont la systématisation des écoutes de régulation de façon périodique et la formation des ARM aux bonnes pratiques de régulation. En parallèle, « nous avons été associés au comité de pilotage de la direction, pour accompagner la réorganisation du service », poursuit la Dr Kling-Pillitteri. Outre le changement de chefferie, le recrutement d'ARM et d'un régulateur est accepté par la direction. Un nouveau logiciel, une charte de réécoute des bandes ou encore une réorganisation des salles est mise en place.
Toujours la peur de mal faire
Au-delà des bouleversements au sein du service, cette crise a fait émerger un questionnement chez les professionnels de la santé au travail en raison de la charge psychique qu'elle a représentée. « Cela a été une période très prenante. Par capillarité on vit tout ce que les internes et les soignants des urgences vivent, on l'a de nouveau constaté pendant le Covid », résume la médecin du travail, qui rappelle que les SST ne sont pas formés à la prise en charge des psychotraumatismes.
Surtout, les « séquelles » restent vives au sein du Samu, confirme la Dr Weiss. « Les attentats de Strasbourg (en décembre 2018, qui ont fait cinq morts et 11 blessés, NDLR) puis le Covid nous ont permis de retrouver notre honneur dans la douleur, conclut la cheffe du Samu. Mais nous sommes toujours dans la peur de mal faire et que cela ait des conséquences sur le service des urgences ».
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