Le Dr Marc Noizet, président de Samu-Urgences de France (SUdF), revient sur la situation « exceptionnellement compliquée » dans les services d’urgences (SU) mais aussi sur le nombre élevé de « morts inattendues » que son syndicat recense et dénombre depuis décembre (comme nouvel indicateur de dangerosité). Il épingle aussi la grève « corporatiste » des médecins libéraux, jugée sévèrement.
LE QUOTIDIEN : Depuis le 1er décembre, votre syndicat SUdF recense les morts inattendues dans toutes les structures d'urgences. Quels sont les derniers chiffres ?
Dr MARC NOIZET : Nous avons décompté 31 morts inattendues sur le mois de décembre. Ce sont essentiellement – 80 % des décès – des patients qui attendaient sur un brancard depuis des heures, alors que rien ne nous permettait de prévoir un décès rapide. C’est par exemple un patient qui vient pour une problématique de santé sans critère de gravité, et qui finit par décéder alors qu’il n’a toujours pas été pris en charge par un médecin ou une infirmière. La deuxième situation, ce sont les patients décédés en préhospitalier – 20 % des cas – car le Smur ou la ligne de Smur étaient fermés, ce qui a rallongé le délai d’acheminement des véhicules. Je précise qu’on ne parle pas de morts inattendues pour les patients extrêmement graves dont la santé se dégrade rapidement.
Mais que dit ce chiffre provisoire de 31 décès ?
Une vingtaine de départements seulement ont déclaré ce type de situations. On peut imaginer qu’il y en aurait cinq fois plus, soit environ 150 décès, si la France entière en avait déclaré. C’est un chiffre énorme, quand on sait que ce n’est sans doute pas dans un couloir que ces gens auraient dû décéder…
Cela met en lumière le dysfonctionnement de notre organisation, la dégradation de la qualité et de la sécurité des soins. Il y a une forme de dangerosité. Certains patients hésitent avant de venir aux urgences. Ils savent qu’ils vont y attendre dix heures et ne se sentent pas en sécurité. On aimerait ne pas avoir à en parler. Mais a-t-on le droit de fermer les yeux face à cette insécurité ? Il faut agir pour augmenter la disponibilité des lits d’hospitalisation. Si on arrive à résoudre cette problématique, on retrouvera une fluidité normale, une qualité et une sécurité des soins normale. Et nos professionnels de santé retrouveront l’envie d’aller travailler au quotidien.
Quelle est la situation en ce début d'année dans les services d’urgences ?
Elle est exceptionnellement compliquée. Ce n’est pas non plus un effondrement des urgences mais leur mode de fonctionnement est extrêmement dégradé. On observe aussi une usure profonde des professionnels de santé à cause de leurs conditions d’exercice. Les infirmières n'ont plus le temps de faire leur métier correctement : avoir de l’attention et de l’empathie pour le patient, lui tenir la main, le regarder dans les yeux, prendre le temps de lui expliquer, de le rassurer. Tout ça, c’est fini. Le flux est déjà très important, les effectifs insuffisants et il faut gérer ce fameux stock de « patients brancards ».
Comment voyez-vous les prochaines semaines, les prochains mois ?
Tout cela n’est pas de très bon augure… On savait que les quinze derniers jours de l'année seraient compliqués. Mais la première de semaine de janvier l’est tout autant, en raison de la reprise de la programmation dans les hôpitaux. Les capacitaires vont encore diminuer, alors que les couloirs sont déjà pleins tous les matins. Cette situation va donc se chroniciser dans prochaines semaines. C’est en partie lié à l’épidémie de grippe qui est en phase ascendante, avec une augmentation importante du nombre de cas d’hospitalisation. Même s’il y a encore un peu de Covid et de virus respiratoire syncytial (VRS).
Peut-on mesurer l’impact de la triple épidémie sur les difficultés actuelles des urgences ?
L’incidence des épidémies existe mais elle est relativement faible. Elle représente 10 à 15 % de la hausse de notre activité, en fonction des services et des régions. C’est avant tout l’absence de lits qui engendre des difficultés de fonctionnement dans les SU. Cette problématique existe depuis dix ans mais elle atteint aujourd’hui son paroxysme !
En 2022, on a fermé entre 15 et 20 % des lits dans les hôpitaux publics. Cela a une incidence très forte sur l’hospitalisation post-urgences, car les hôpitaux ne sont pas organisés pour laisser une part suffisante à l’hospitalisation non programmée versus l’hospitalisation programmée. C’est cela qui nous met dans le mur tous les jours.
Pensez-vous, comme François Braun, que la grève des médecins libéraux est « particulièrement malvenue » ? Ou même, comme Élisabeth Borne, que ce mouvement « n'est pas responsable » ?
Les conditions d’exercice des libéraux sont difficiles. Ils ont aussi une problématique de rémunération qui n’a pas été évaluée depuis longtemps. Il y a une pression énorme sur les généralistes, notamment dans les territoires où la démographie est en berne. Mais, comme ce sont des libéraux, ils n’ont jamais été habitués à travailler collégialement. Preuve en est : leurs départs en vacances ne sont pas coordonnés. Il va donc falloir qu’ils apprennent à travailler ensemble. Il faut organiser différemment l’accès aux soins et l’offre de soins, car les ressources ne vont pas changer du jour au lendemain.
D’autre part, en tant que professionnel de santé, on ne peut pas se sentir complètement étranger à la problématique de notre patientèle. On ne peut pas se dire : « Moi, je suis en grève, je m’en fous ». Il y a un nombre important de patients qui n’arrivent pas à trouver de médecin. Et ce nombre n’a jamais été aussi important. Je rejoins donc les paroles du ministre quand il dit que ce n’est pas la bonne période pour faire grève.
On ne peut pas fermer les cabinets libéraux durant une semaine, puis deux, sans mettre en danger la population. Les libéraux disent : « On n’est pas les seuls, les patients n’ont qu’à aller aux urgences. » C’est vrai mais on sait que le système de soins est déjà à genoux, qu’il s’effrite partout. On ne peut donc pas rajouter des passages comme cela, en raison d’un mouvement corporatiste. Cela occasionne une charge de travail indue pour les hospitaliers. En ce moment, nous avons autre chose à faire que d’expliquer aux patients qu’ils doivent attendre que leur médecin réouvre leur cabinet.
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