Alors que la France a pris depuis quelques années le virage de la donnée de santé, avec le Health Data Hub et des projets d’entrepôts de données de santé hospitaliers, les projets se font plus rares au niveau de la ville. Deux projets émergent ces dernières semaines sur les soins primaires, l’un porté par le CNGE et l’autre par les centres de santé. En quoi consistent-ils ? Comment vont-ils fonctionner ? Et que vont-ils changer pour les médecins ? Le Généraliste a rencontré les porteurs de ces projets pour en savoir plus.
« Les entrepôts de données sont créés principalement pour collecter et disposer de données massives (données relatives à la prise en charge médicale du patient, données sociodémographiques, données issues de précédentes recherches, etc.). Ces données sont ensuite réutilisées, principalement à des fins d’études, de recherches et d’évaluations dans le domaine de la santé », telle est la définition des entrepôts de données de santé (EDS) donnée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) sur son site internet. L’instance cite notamment les EDS de l’AP-HP et du CHU de Nantes. En effet, dans le cadre de France 2030, l’État a mis en place des appels à projets pour « la constitution et la consolidation » d’EDS hospitaliers, accompagnant ainsi leur développement par les hôpitaux.
Deux projets qui concernent les soins primaires
Du côté de la ville et plus particulièrement des soins primaires, les projets se faisaient rares jusqu’à présent. Les choses évoluent néanmoins. Deux projets d’EDS ont été dévoilés ces dernières semaines : le projet P4DP, dédié à la médecine de ville, et le projet des centres de santé.
Le premier est porté par la société française Loamics, le Collège national des généralistes enseignants (CNGE), le Health Data Hub, le département d’informatique médicale du CHU de Rouen, le département d’enseignement de recherche en médecine générale de l’université de Nice-Côte-d’Azur et le département de médecine générale de l’université de Normandie. Il fait partie des quatorze projets lauréats de l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) Santé numérique et recevra une aide financière de 9,73 millions d’euros pour un budget total de 14,38 millions d’euros.
Le second est porté par l’Institut Jean-François-Rey (IJFR). Il a été présenté au cours d’un atelier lors du Congrès des centres de santé, début octobre. « Je m’attendais à une vingtaine de personnes ; finalement, nous avions du monde. Il y a une appétence pour ce sujet », se félicite le Dr Alain Beaupin, qui préside l’IJFR.
De premières initiatives ayant préfiguré ces projets
Ces projets ne partent pas d’une page blanche. « Au sein de l’université de Nice, nous travaillons sur le recueil de données de consultation en médecine générale depuis une dizaine d’années, en particulier les données renseignées dans les dossiers patients électroniques », rappelle le Pr David Darmon, directeur du DUMG de l’université et mandaté par le bureau du CNGE pour le projet P4DP. Il ajoute : « Nous sommes convaincus de l’importance et de la pertinence de ces données. Le recueil direct de ce que renseignent les médecins dans le dossier patient est beaucoup plus fidèle et représentatif de leur pratique que les données contenues dans le SNDS (Système national des données de santé, ndlr), principalement des données de l’Assurance maladie qui sont des données médico-économiques de leur activité et surtout de leur activité remboursée ». Une différence qu’il illustre notamment avec celle entre la prescription délivrée par le généraliste et ce que le patient va réellement prendre.
Le recueil direct de ce que renseignent les médecins dans le dossier patient est beaucoup plus fidèle et représentatif de leur pratique que les données contenues dans le SNDS - Pr David Darmon (CNGE)
Du côté des centres de santé, l’idée a germé en 2021 au moment de la mise en place des expérimentations Ipep (incitation à une prise en charge partagée) et Peps (paiement en équipe de professionnels de santé en ville), au sein notamment du centre de santé Richerand à Paris. « Pour les patients inscrits médecin traitant, nous ne facturons plus à l’acte et donc n’envoyons plus de factures à l’Assurance maladie. Ils n’ont donc plus de remontée d’informations sur ces actes. Ils nous ont alors demandé de leur fournir chaque trimestre des tableaux Excel de l’équivalent de ce que nous aurions facturé. Nous nous sommes alors dit : tant qu’à produire ces tableaux, pourquoi ne pas les utiliser ? », témoigne le Dr Beaupin.
Des objectifs d’amélioration des soins
Pour ces deux projets, les responsables voient une occasion d’améliorer les pratiques à travers la mise à disposition d’outils de suivi pour les participants. Les médecins et centres de santé qui intégreront ces projets partageront ainsi les informations contenues dans leurs dossiers patients informatisés (DPI) avec l’EDS. En retour, ils auront accès à des tableaux de bord de suivi de leur activité, par exemple. « Notre EDS va permettre de faire du pilotage clinique sur ce qu’il s’est passé pour le parcours des patients », indique le Dr Beaupin. Il cite également un pilotage pour la prévention, la santé publique et la gestion des centres (voir schéma). Le Pr Darmon cite aussi un cas d’usage lié aux alertes de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) : « Dans les cabinets, nous recevons régulièrement des alertes de l’ANSM sur la vigilance, nous pourrons apporter aux médecins une facilité pour retrouver les patients qui ont une exposition particulière ».
Notre EDS va permettre de faire du pilotage clinique sur ce qu’il s’est passé pour le parcours des patients - Dr Alain Beaupin (IJFR)
Une autre utilisation de ces EDS sera la recherche. Les deux projets d’EDS prévoient un appariement avec le SNDS pour ouvrir l’accès à un EDS fils anonymisé pour la recherche. Comme le souligne Stéphanie Combes, directrice du Health Data Hub partenaire de P4DP, « l’ambition du projet est de lancer un entrepôt national de données de médecine de ville conçu pour les besoins des généralistes chercheurs, avec un accès facilité à des données fiables, des dashboards et outils de modélisation prédictive ».
Outre l’utilisation pour le pilotage dans les centres de santé et la recherche, le Dr Beaupin imagine également une utilisation via une convention avec l’Assurance maladie, notamment autour des expérimentations Peps et Ipep.
Le casse-tête de la récupération des données
Si l’hébergement et la mise en place technique de l’EDS ne semblent pas inquiéter les porteurs de ces projets, deux difficultés sont identifiées.
D’abord, la récupération des informations utiles dans les dossiers patients informatisés de médecins n’utilisant pas tous le même logiciel. Le Pr Darmon assure ainsi que des discussions avancées sont en cours avec des éditeurs, certains étant déjà partenaires, sans préciser lesquels. La description du projet rappelle qu’« aujourd’hui, il est très difficile de consolider et d’analyser les données médicales car elles sont issues de logiciels de dossiers médicaux différents, qui ne communiquent pas entre eux et seulement partiellement avec le service de santé public. Grâce à une technologie disruptive de données dynamiques et les compétences uniques du consortium, P4DP lèvera ces verrous en créant un véritable socle d’interopérabilité permettant d’augmenter très significativement les usages de ces données ».
Du côté des centres de santé, des discussions sont aussi prévues avec les éditeurs et seront menées par l’ingénieur « données » recruté dernièrement.
La deuxième difficulté concerne la qualité des informations à récupérer dans les dossiers patients. En effet, chaque médecin ou professionnel de santé remplit le dossier patient à sa manière. « Nous prendrons les professionnels de santé comme ils sont, avec une grande variabilité dans la manière d’utiliser les logiciels, que ce soit entre les établissements mais également au sein même des équipes », assure le Dr Beaupin. Il précise également le circuit de la donnée : « Dans les dossiers patients, nous allons récupérer les informations brutes des cliniciens : la documentation. Il y a ensuite une phase de nettoyage et de transformation en données utilisables avant de les ranger dans l’EDS de manière pseudonymisée ». Un projet de recherche débute d’ailleurs pour établir un état des lieux et comprendre comment les professionnels documentent les dossiers. Le Dr Beaupin vise une première mise en production de l’EDS d’ici trois ans.
Pour le projet P4DP, le Pr Darmon note effectivement un enjeu de sémantique et de code pour savoir « comment les médecins renseignent l’information, la structurent et la standardisent. Il y a l’enjeu de s’assurer que tout le monde parle bien de la même chose ». Estimant qu’il s’agit d’un défi « primordial pour la discipline », qui passera notamment par de la formation à mieux utiliser les systèmes d’information. « Nous allons recueillir des informations auprès des médecins, leur montrer l’état des informations contenues et montrer ce que nous sommes en capacité de faire à partir de ces données », insiste le Pr Darmon. Pour ce projet qui a déjà débuté avec une quinzaine de médecins, il prévoit de recruter environ 400 médecins la première année en s’appuyant sur le réseau du CNGE.
Les deux projets entendent ainsi accompagner une dynamique dans la profession autour de l’utilisation de la donnée de santé au service de la médecine de ville et des soins primaires.