LE QUOTIDIEN : Vous jugez le système conventionnel à bout de souffle. En quoi ?
Dr PATRICK GASSER : Aujourd’hui, le système conventionnel est basé sur une vision à relativement court terme. Les partenaires se voient une fois tous les cinq ans et il y a assez peu de vie pendant cette période. Le DG de la Cnam nous dit : « on va faire vivre la convention par des avenants ». Mais on s’aperçoit que les choses n’avancent pas vraiment pour les soignants.
Et en ce qui concerne les médecins, tous n’ont pas les mêmes attentes et on peut aujourd’hui légitimement se demander si le fait de bâtir des conventions différentes, une convention généraliste et une convention spécialiste, ne serait pas la bonne solution ! Ce sujet est la problématique conventionnelle de demain. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas de convention médicale, c’est un socle nécessaire. Mais nous avons rencontré de vraies difficultés pour aboutir à une signature cette année, en raison de visions différentes de l’organisation et de la structuration du service rendu à la population. Je le dis : mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes. Ce conflit, aujourd’hui, il est utilisé par l’Assurance-maladie. C’est elle qui en sort gagnante.
Une convention séparée pour les spécialistes vous permettrait-elle d’obtenir davantage sur le plan financier ?
Il ne faut pas réfléchir uniquement en termes d’avantages financiers. On voit souvent la convention médicale comme étant essentiellement un vecteur financier. Ce n’est pas que cela ! C’est d’abord un contrat entre les médecins et la population.
Un contrat qui se traduit par des tarifs et des engagements…
Oui, mais en fonction de ce que chacun propose concrètement. Si je ne propose rien, je ne vois pas pourquoi les tarifs évolueraient, en dehors de l’inflation, peut-être. La convention doit faire avancer le système de soins dans un monde qui change tous les jours. Or, dans toutes nos réunions, nous parlons les trois quarts du temps de médecine générale et un quart du temps des spécialistes ! C’est une réalité.
D’ailleurs, la création même d’Avenir Spé part de ce constat : c’est parce que les spécialistes ne se sentaient plus écoutés au sein des syndicats polycatégoriels, comme la CSMF, qu’ils nous ont rejoints. À Avenir Spé, nous voulons porter une parole écoutée et qui ait un impact sur le plan de la convention et de l’exercice.
Prenons l’exemple des équipes de soins spécialisés (ESS). Dans notre cahier des charges, nous soutenons que le socle de l’ESS est la réponse aux besoins de l’usager, à la demande de n’importe quel soignant. Or nous avons dû, lors de la dernière réunion conventionnelle sur le sujet, faire face à une levée de boucliers : on nous a expliqué que les équipes de soins spécialisés devaient répondre essentiellement aux besoins du médecin traitant et du médecin généraliste. Eh bien non !
“Le médecin traitant, c’est 2004. Nous sommes en 2024, les temps ont changé !
Concrètement, comment fonctionnerait l’équipe de soins imaginée par Avenir Spé ?
Tout médecin spécialiste peut rentrer dans une ESS de sa spécialité. Il pourrait même y avoir des praticiens salariés présents, sans représenter leur propre établissement. L’équipe sert à améliorer l’accessibilité aux soins d’expertise et la priorisation des besoins. Les interlocuteurs principaux des ESS seront certes les généralistes, mais ça peut aussi être un orthophoniste pour un problème de pédiatrie. Ou un kiné qui fait de la kiné respiratoire et qui a besoin d’un avis pneumologique urgent. Et c’est la mutualisation des cabinets d’un territoire, sur le plan départemental, qui devra permettre de répondre graduellement à l’ensemble de la population qui y vit. L’ESS, c’est fait d’abord pour répondre au patient, pas pour répondre à un autre confrère. Le médecin traitant, c’est 2004. Nous sommes en 2024, les temps ont changé.
Les temps changent aussi en matière de délégations de tâches, voire de primo-prescription pour certains soignants non médecins. Cette évolution vous inquiète-t-elle ?
Non. Je vois s’élever le niveau des soignants autres que les médecins. Il me semble donc logique qu’ils aillent vers de plus en plus de diagnostics dans leur champ de compétences. C’est du travail aidé. Ce qui nous permettra de transférer des tâches pour lesquelles ces professionnels seront plus efficaces que nous, comme l’explication de l’évolution d’une pathologie et le type de prise en charge. En outre, les soignants qui bénéficieront de l’accès direct auront toujours besoin d’un avis d’expert.
Mais la peur du changement, c’est aussi et d’abord la peur financière. Exemple : je prends un collaborateur avec moi. Soit il est libéral et il n’y a pas de problème à partir du moment où la Cnam valorise un acte pour que ce libéral puisse vivre correctement. Soit il est employé par le cabinet médical et il faudra probablement augmenter les tarifs des actes pour le payer. C’est la plus grande difficulté. Face à des dépenses déjà importantes, le risque d’une organisation différente, c’est d’augmenter encore les frais et les charges. Donc il faudra améliorer la pertinence des soins pour trouver des marges et répondre aux besoins de la population.
Dans le cadre du budget de la Sécu, des débats portent sur l’encadrement du secteur 2 ou la justification de certaines prescriptions. Cette immixtion dans l’exercice libéral vous inquiète-t-elle ?
Je ne me fais pas d’illusion. Le texte se trouve entre les mains du Sénat et ces articles d’encadrement ou de contrôle risquent de revenir. Le plus inquiétant, c’est qu’ils révèlent le peu de confiance dans la convention médicale. Six mois après la signature du texte conventionnel, on essaie aussi de faire des économies sur des spécialités. Aujourd’hui, c’est la radiologie et la médecine nucléaire probablement. Mais demain, à qui le tour ? À terme, toutes les spécialités sont potentiellement concernées. Même si, dans un premier temps, les anesthésistes et les spécialités, dans le haut du panier des rémunérations, risquent d’être ciblés, tout le monde passera à la casserole à un moment ou à un autre, médecins généralistes compris.
Quant à la remise en cause du secteur 2, elle ne laisserait que peu de solutions aux médecins libéraux : soit le déconventionnement – mouvement qui ne semble pas très bien marcher – soit le salariat, et après tout pourquoi pas ?
Aujourd’hui, je crois qu’il y a une autre réponse : réinjecter dans le système les économies que nous réaliserons. Encore une fois, je mise sur la pertinence des prescriptions et l’efficience, qui sont déjà inscrites dans la convention. À condition d’avoir un vrai pilote et une vision sur la politique de santé ! Le financement et l’organisation de notre système de santé n’ont guère évolué depuis les ordonnances de 45. Il faut peut-être essayer de faire le ménage.
Une des idées d’Avenir Spé est de redéfinir le statut du médecin de demain. Comment l’envisagez-vous ?
Il serait le même pour tous les médecins et s’étendrait hors des champs du libéral et du privé. Si on crée ce statut du médecin de demain, il pourrait naviguer dans le libéral comme dans le public, et ses actes ne reposeraient que sur des responsabilités et obligations définies au regard du rôle d’un praticien dans la société. Ce pourrait être une manière de répondre, à terme, aux difficultés d’accès aux soins. Je crois que j’ai commencé à avoir une écoute de certains hospitalo-universitaires et de directeurs généraux de CHU.
Y voyez-vous une manière de contrer les tentatives récurrentes de réguler l’installation des médecins ?
À un moment, il faut être pragmatique : le conventionnement sélectif est une réponse aux territoires sous-dotés. Mais nous avons dans notre besace des propositions pour éviter d’en arriver là, comme la responsabilité territoriale. Après tout, il n’y a pas que la convention. Il pourrait y avoir une contractualisation supplémentaire avec différents acteurs : caisses primaires, agences régionales de santé, collectivités locales…
Si vous dites à un cabinet médical « je passe contrat avec vous et je vous donne la responsabilité dans votre domaine du soin sur telle population », c’est une logique contractuelle, il n’y a pas d’obligation, pas de conventionnement sélectif. Dans un contrat, on décide de mettre ce qu’on veut, c’est une négociation. C’est une piste intéressante, à même de séduire beaucoup de jeunes médecins spécialistes qui apprécient l’exercice de proximité.
Vous voulez contrer la montée en puissance du phénomène de financiarisation en santé. Comment ?
La financiarisation, tout le monde en parle et personne ne fait rien, hormis des rapports ! J’ai abordé la question lors d’une audition au Sénat. À l’instar de ce qu’ont fait les vétérinaires, je pense qu’il faudra passer par la loi. Nous suggérons déjà une co-titularisation des autorisations. Elles seraient détenues par deux personnes : l’établissement, donc le financier, et de l’autre côté, l’équipe médicale qui doit réaliser les actes.
J’aimerais aussi que la police joue son rôle. Chez le Premier ministre, on m’a dit que l’ARS n’avait pas ce rôle-là. Mais peut-être devrait-elle le jouer et regarder l’ensemble des contrats avant d’octroyer des autorisations. Aujourd’hui, c’est le pot de terre contre le pot de fer. Parce que les avocats des financiers ont dix ans d’avance sur nous. Nous avons l’oreille du cabinet du Premier ministre, celui de la Santé, je pense, mais serons-nous écoutés par Bercy ? Les fonds d’investissement sont indispensables à beaucoup de monde.
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