Il y a quelques semaines, le Sou médical rendait public son rapport annuel sur la responsabilité civile des professionnels de santé, mettant en avant une stabilité du nombre de sinistres impliquant des médecins généralistes. Une tendance cependant à la hausse sur les dix dernières années. Retard de diagnostic, absence de relais dans le parcours de soins ou encore erreur de prescription… S’il y a quelques années encore, le patient hésitait à attaquer son généraliste en justice, cette retenue n’est plus d’actualité. Plusieurs avocats spécialisés en responsabilité professionnelle et en droit de la santé s’accordent à dire que le statut de notable du médecin de famille n’est plus aussi protecteur et que le généraliste n’est plus épargné par les contentieux judiciaires.
Au point que, pour Me Caroline Benhaim, avocate dans le 17e arrondissement de Paris, attaquer son médecin est tout bonnement « rentré dans les mœurs » du fait d’une plus grande facilité à mettre en œuvre les procédures notamment. « De plus en plus, les gens considèrent qu’ils ont un droit à être soigné, ajoute le Marseillais Me Bruno Zandotti. Et lorsqu’ils ne le sont pas, ils considèrent que la personne qui s’est occupée d’eux est un incapable ». Dans une récente thèse publiée en 2017 par Arnaud Mabilais à l’université de Rouen sur le thème « Le médecin généraliste face aux poursuites judiciaires et ordinales », l’auteur confirme : « On assiste à une déconstruction progressive du mythe de la médecine toute puissante ».
Le généraliste encore bien protégé
Les généralistes ne sont pas pour autant les plus mal lotis en la matière, puisque, dans le contentieux impliquant des médecins, leur mise en cause reste quand même minoritaire devant les tribunaux, que ce soit au civil ou au pénal. « Ce ne sont pas non plus les cibles privilégiées en matière de responsabilité médicale, confirme Me Hélène Nativi-Rousseau, avocate au barreau de Paris. La loi de 2002 a rempli son office et a dégonflé les contentieux ». Cette fameuse loi Kouchner, qui acte la création de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) a permis en effet de simplifier et d’accélérer les procédures de réparation des préjudices du patient au titre de la solidarité nationale.
Pour cette avocate spécialisée dans la responsabilité médicale, le médecin traitant peut même jouir d’un avantage de proximité par rapport au patient, contrairement à un spécialiste. « Quand le dialogue est là, il n’y a pas de responsabilité médicale, les gens acceptent que l’erreur est humaine. Ce qu’ils trouvent inacceptable, c’est le déni », tire-t-elle de son expérience. Me Zandotti partage l’analyse que le généraliste est encore relativement protégé, bien que « l’augmentation générale des litiges en responsabilité médicale font qu’on commence à sentir un frémissement des mises en cause chez les généralistes ». Cette tendance s’expliquerait aussi par la pratique même du médecin traitant selon l’avocat rennais Vincent Berthault : « Contrairement aux spécialistes, qui ont des investigations beaucoup plus lourdes et génèrent davantage de responsabilité – je pense à l’obstétrique ou l’anesthésie – les généralistes sont beaucoup plus préservés. L’erreur technique n’a pas lieu dans leurs cabinets. »
Couacs dans le parcours de soins
Mais alors pour quelles raisons les généralistes sont-ils mis en cause ? Suite au dernier rapport du Sou médical, le président Nicolas Gombault mettait en avant plusieurs facteurs : « Les retards à l’hospitalisation, les problèmes de prescription, de certificats ou encore des mises en cause pour non-assistance à personne en danger ». Pour le Dr Arnaud Mabilais, ce sont aussi les mutations de l’exercice qui peuvent expliquer cela. Il cite notamment dans sa thèse « l’hyperspécialisation de la médecine et l’innovation technologique », qui amène le généraliste à être tiraillé entre l’exigence de cette hyperspécialisation indue par « les progrès scientifiques et techniques » et la nécessité de rester polyvalent qui peut lui faire « perdre de vue l’approche globale de la médecine ».
Dans les dossiers évoqués par les avocats que nous avons interrogés, ce sont bien les motifs de mise en cause cités ci-dessus qui reviennent. « J’ai vu apparaître ces dernières années les premières procédures impliquant des généralistes dans le parcours de soins du patient, où à un moment le médecin n’a pas joué son rôle et n’a pas lancé de signal d’alarme au spécialiste », confie Me Benhaim.
Elle se souvient ainsi d’un dossier où le patient avait été victime d’une rupture d’anévrisme fatale. L’homme s’était pourtant présenté deux fois au cabinet de son généraliste avec des signes anormaux, vomissements, maux de tête. Des signes qui auraient dû alerter le praticien. Cas de figure similaire au cabinet de Me Nativi-Rousseau. Une cliente dont le mari, mort d’un AVC brutal, avait pourtant consulté son généraliste à deux reprises dans les 24 heures ayant précédé le drame. « On a reproché à juste raison au médecin de ne pas s’être donné les moyens et de ne pas avoir fait poser un diagnostic par un neurologue ou de ne pas avoir envoyé son patient aux urgences », se souvient-elle.
Retards diagnostiques et PDS
L’erreur de diagnostic ou de prescription peut aussi avoir des conséquences graves. De nombreux cas interviennent dans le cadre de la permanence des soins, aux urgences ou lors des visites de SOS médecins. Me Nativi-Rousseau se souvient de ce jeune médecin remplaçant aux urgences qui laissa sortir à tort un patient dont l’ECG était anormal. Le patient décédera dans les heures qui ont suivi. Pour Me Zandotti, la tenue des dossiers médicaux peut aussi avoir une incidence sur la prise en charge d’un patient dans le cadre de la PDS. « Récemment, j’ai défendu un généraliste de garde qui intervenait au domicile d’une fille de 8 ans avec des antécédents de méningite, examinée pour des céphalées importantes. Quand le médecin l’a vue, elle était dans un état X, puis le lendemain, elle était dans un état Y et faisait l’objet d’une hospitalisation, souffrant d’une infection méningée ». Ici, le généraliste n’a pas été inquiété, car la défense a mis en avant que le praticien voyait l’enfant pour la première fois et n’avait pu prendre connaissance du dossier de la patiente.
Outre les erreurs intervenant pendant les gardes, les retards de diagnostic du médecin traitant reviennent beaucoup dans les dossiers des avocats interrogés. Me Berthault se souvient d’une cliente qu’il a défendue car « son médecin généraliste avait pris pour une crise d’hémorroïdes ce qui était en fait un cancer relativement avancé ». Le tribunal a ainsi estimé que ce diagnostic erroné a fait perdre à la malade une chance de 10 à 15 % d’échapper à l’évolution de son cancer. « Le bon diagnostic suppose qu’on prenne le temps, et qu’on s’entoure des bons spécialistes », affirme l’avocat de Rennes.
La mise en cause du généraliste peut non seulement intervenir après un mauvais aiguillage vers un spécialiste, mais aussi dans le sens inverse, après une chirurgie. Me Zandotti a défendu un généraliste qui suivait un patient de retour d’une chirurgie bariatrique qui a entraîné une perte de poids très conséquente, avec des risques d’anémie. « Dans cette affaire, le patient était également suivi par un cancérologue pour une pathologie et on a estimé que le généraliste, au bout d’un moment, perdait la main. Les experts nous ont suivis là-dessus », précise Me Zandotti.
Sinistralité stable, mais progression des condamnations
Si on observe l’évolution des mises en cause ces dernières années, le nombre de déclarations contre les médecins généralistes enregistrées par la MACSF-Sou médical est resté stable. Les années 2012 et 2013 ont toutefois été particulièrement marquantes, puisque le taux de sinistralité pour les généralistes a atteint 1,3 %, un record. L’an dernier en 2016, les 46 071
médecins généralistes sociétaires de la MACSF, dont 36 451 médecins libéraux, ont adressé 348 déclarations, soit une sinistralité de 0,94 %.
Sévérité Les généralistes sont toujours aussi nombreux à comparaître au civil (70 procédures en 2016 contre 74 en 2012) et devant les CCI (131 en 2016 contre 116 en 2012). En revanche, au pénal, on constatatait ces dernières années plutôt moins de procédures (seulement 20 plaintes enregistrées en 2016 contre 40 en 2012). Mais lorsqu’ils se retrouvent au tribunal, la justice n’est pas tendre : les généralistes sont plus condamnés qu’auparavant. 49 % des médecins poursuivis étaient condamnés en 2009. Aujourd’hui, ce taux s’élève à 66 %.
Le pénal, danger pour le généraliste ?
Si la majorité des affaires restent au civil ou passent en Commission de conciliation et d’indemnisation (CCI), il arrive aussi que les dossiers impliquant des généralistes aillent jusqu’au pénal, même si c’est beaucoup plus rare. Une juridiction qui selon Me Vincent Potié, avocat au barreau de Lille, n’est pas du tout adaptée aux affaires de responsabilité médicale. Cette spécialité, il la connaît bien puisqu’il était l’avocat en 2009 des deux généralistes inquiétés dans l’affaire du petit Marc, jeune garçon battu à mort par son beau-père dans le Nord. Les praticiens étaient accusés de non-assistance à personne en danger. « Dans cette affaire, on a voulu mettre sous les feux de la rampe ceux qui n’ont pas réussi à comprendre que le gamin était en danger, pour se dire qu’on est une société qui continue de tourner bien. Mais le pénal n’a pas l’expérience et les compétences en matière de responsabilité médicale comme il en a pour les stups, le viol, la délinquance… ».
L’avocat du Nord dénonce le fait que les gouvernements successifs aient émis le souhait d’aller vers une « spécialisation » des magistrats, mais que rien n’ait été fait pour la « spécialité » médecine. « Au pénal, on considère forcément qu’il y a une victime et un coupable. Or, la médecine est quelque chose de plus délicat », constate-t-il. Et d’ajouter : « Dans les fiches d’instruction du TGI d’une ville moyenne, on retrouve rarement à gérer des dossiers de responsabilité médicale ». Les délais de justice au pénal sont, qui plus est, très longs et les conséquences d’un tel procès sur l’état psychique du praticien peuvent aussi être importantes. « J’ai défendu au pénal un jeune médecin qui travaillait en régulation Samu et qui n’a pas diagnostiqué une grossesse extra-utérine chez une jeune femme de 20 ans, décédée par la suite ». Les juges de la Cour d’appel ont finalement relaxé le médecin, mais celui-ci n’est pas sorti indemne de cette longue et douloureuse expérience. « Il a tout simplement arrêté son métier, quand il prenait sa voiture pour aller bosser, il tremblait, il était incapable de faire un diagnostic à nouveau », poursuit l’homme de loi.
Impact psychologique
Le généraliste, finalement peu condamné si l’on en juge par les statistiques, n’est pour autant pas insensible à de telles procédures. Me Nativi-Rousseau l’affirme, il est important de les rassurer. « Je leur dis : vous savez, vous ne risquez pas grand-chose, vous êtes bien assuré et il est rare que le généraliste paye sur ses propres deniers ». Une bienveillance qui ne suffit pas toujours. Dans une thèse rédigée en 2014 et intitulée « Le médecin face à la justice : entretiens avec 15 généralistes ayant vécu une procédure judiciaire », le Dr Magali Finon a relevé dans son enquête que le généraliste peut avoir non seulement un sentiment de déception vis-à-vis d’un patient qu’il suivait depuis longtemps et qui s’est finalement retourné contre lui, mais aussi une forte culpabilité. « Sur les quinze médecins interrogés, sept ont présenté un retentissement psychologique notable avec quelques signes anxio-dépressifs, et trois une dépression caractérisée. Soit dix médecins sur quinze reconnaissant un impact émotionnel notable de la procédure en cours ». Pour le généraliste, le passage devant le juge n’est donc jamais anodin.
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