Qu’elle soit jugée nécessaire – pour trouver des ressources, combler les failles de la santé publique – ou dangereuse en faisant passer la rentabilité avant le soin, la financiarisation du secteur médical fait débat et inquiète la profession comme les autorités de santé.
En première ligne depuis des années, la biologie et l’imagerie (après les cliniques privées appartenant à des groupes d’envergure internationale) observent la montée en puissance d’acteurs privés extérieurs. Dans son dernier rapport « charges et produits », l’Assurance-maladie s’était déjà émue des « conséquences incertaines » d’un mouvement de privatisation « difficile à mesurer, complexe à réguler » et dont la « finalité première » consiste à « rémunérer le capital investi » plutôt qu’à soigner. « La financiarisation peut potentiellement s’étendre aux soins primaires, comme le montrent certains exemples à l’étranger », alerte encore la Cnam, citant les centres médicaux (MVZ) allemands.
Logique marchande
À l’occasion d’un colloque organisé par la FMF-Spé sur ce sujet, plusieurs médecins ont tenté d’analyser la mécanique à l’œuvre en France et d’en tirer les conséquences qui s’imposent.
L’exemple du groupe Ramsay Santé (163 cliniques en France, 7 000 médecins), mastodonte coté en bourse, dont les actionnaires principaux sont un groupe privé australien et une filiale du Crédit agricole, a été décortiqué. Elsan, autre géant de l’hospitalisation privée, qui possède 140 établissements en France où évoluent 7 500 médecins – groupe entre les mains de plusieurs fonds français et étrangers – a subi le même sort. Pour le Dr Franck Clarot, radiologue libéral et secrétaire général de la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR) Normandie, très mobilisé sur ce sujet, l’enjeu est bien pour les médecins de « s’organiser pour défendre leur indépendance ». C’est d’autant plus nécessaire que l’on assiste à l’arrivée de ces deux groupes dans le champ des soins primaires, avec l’ouverture de centres de santé privés.
Le risque ? Que les investissements massifs concédés par les opérateurs financiers exigent des retours à court ou à moyen terme, quitte à tailler dans les dépenses de personnel ou à réorienter les activités vers les actes rentables ou l’accroissement des volumes. Une logique marchande qui peut prospérer plus facilement dans un contexte de tensions extrêmes sur les ressources humaines. En radiologie par exemple, 44 % des praticiens ont plus de 60 ans et peinent à trouver des remplaçants, qui n’ont pas toujours les moyens de racheter des équipements lourds et onéreux. Pas étonnant qu’à l’aube de la retraite, les radiologues des petites structures indépendantes soient tentés par des propositions de rachat mirobolantes, comme cela fut le cas aussi pour le secteur de la biologie médicale au début des années 2000. Mais d’autres spécialités (anapath, cardiologie, ophtalmologie) sont potentiellement concernées.
Les jeunes à l’initiative
Pour autant, une inversion de la tendance semble se profiler. « Nous sommes plutôt sur une pente où les biologistes reprennent du poids face aux investisseurs privés. Les laboratoires indépendants représentent désormais entre 30 % et 45 % du secteur », confie le Dr Lionel Barrand, président du syndicat Les Biologistes médicaux (LBM). Ce n’est pas un hasard si un nombre croissant de jeunes médecins biologistes – mais aussi de radiologues – s’organisent au sein de collectifs ou de réseaux comme « Les biologistes indépendants » ou « Corail » (Collectif pour une radiologie indépendante et libre) pour garder la main sur leur outil de travail.
« La financiarisation, l’opacité est son royaume
Dr Bernard Jomier, sénateur (SER) de Paris
Sur le papier, la loi, en exigeant que plus de la moitié du capital et des droits de vote d’une société d’exercice libéral (SEL) soit détenue par les professionnels de santé y exerçant, semble appuyer ce mouvement protecteur. Et le droit européen impose que, dans les SEL, les acteurs non médicaux ne puissent pas détenir plus de 25 % du capital. Et pourtant… « La réglementation actuelle est encore très inadaptée, déplore Me Barthélémy Lemiale, spécialiste du sujet. Car elle n’encadre que la détention stricto sensu du capital “social” des sociétés de médecins ». En clair, des montages financiers complexes ou des pactes d’associés permettent toujours à des fonds d’avoir en réalité la main et le contrôle réel sur les structures de soins visées.
« La financiarisation, l’opacité est son royaume. Les montants des transactions échangées, quand ils sont disponibles, ne sont au mieux que fragmentaires », s’agace aussi le sénateur et médecin généraliste Bernard Jomier, à la tête d’une mission d’information sur le sujet. Son rapport est attendu dans les prochaines semaines. Même Bercy, auditionné par ses soins, semble dans l’incapacité de fournir des réponses précises quant à l’intérêt de faire intervenir des financiers extérieurs dans l’offre de soins. Introduire davantage de concurrence pour faire baisser les coûts ? « La financiarisation n’a pas d’utilité démontrée », tranche le Dr Jomier, inquiet de voir se dessiner une nouvelle carte de l’accès aux soins, encore plus inégalitaire.
En tout état de cause, les pouvoirs publics s’interrogent sur la façon de réguler au mieux l’ingérence des acteurs financiers, sans pour autant brider les investissements dont le système de santé a besoin. Le gouvernement a pris en ce sens, en février 2023, une ordonnance visant à simplifier, clarifier et sécuriser le cadre juridique s'appliquant aux professions libérales réglementées (qui ne s’appliquera qu’en septembre). L’Assurance-maladie plaide de son côté pour la création d’un « observatoire dédié » et d’une mission interministérielle permanente sur la financiarisation.
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