Dans la spacieuse pharmacie d'un de nos plus vieux hôpitaux de province, des internes préparent avec zèle les médicaments prescrits le matin même par les médecins. Familiarisés avec les plus récentes conquêtes de la pharmacie moderne, ils représentent l'avenir.
Mais une incursion discrète dans la salle voisine nous permet de jeter un coup d'œil sur le passé. Nous voici dans la pharmacie de vente où d'actives religieuses, vêtues d'un habit qui depuis plus de trois siècles n'a pas varié, déplacent sans trêve les bocaux multicolores, pour contenter une clientèle, toujours la même, toujours fidèle.
Toutes les classes de la société s'y trouvent représentées, et chacun y va chercher son remède préféré : l'un, son sirop antiscorbutique ; l'autre, sa bouteille de rhum (il rougirait d'aller chez un liquoriste) ; une troisième formule une demande que maint pharmacien serait incapable de satisfaire, et on lui donne un petit flacon qui contient du « sang de bouquetin ».
Le sang de bouquetin est, à proprement parler, une spécialité de la maison. Quelle en est la formule exacte, nous avouons n'avoir pu la connaître, malgré de nombreuses interviews auprès de qui de droit. On ne l'emploie, du reste, pas à l'intérieur de l'hôpital : c'est un article d'exportation.
À quoi est-il bon ? Pour tous les maux, sans doute : n'est-ce pas le propre des remèdes secrets ? En tout cas, il a ses lettres de noblesse : il fut préconisé par Alexandre de Tralles, par Avicenne, par Fernel.
C'est dans l'œuvre de ce dernier qu'on trouve la recette pour le préparer congrûment :
« On choisit un bouc de quatre ans, vigoureux et bien disposé (un bouc apte, dirions-nous aujourd'hui) ; on le nourrit quelque temps d'herbes aromatiques, et on lui fait boire du vin blanc. On l'égorge au mois d'août en jetant le premier sang qui coule parce que trop subtil et le dernier parce que trop épais. Après quoi, on recouvre le pot contenant le sang, on l'expose au soleil plusieurs jours jusqu'à ce qu'il soit bien sec, on le broie et on le garde dans un pot de terre et bien couvert. »
Un procédé plus compliqué consiste à laisser reposer le sang, à en jeter l'eau qui nage par-dessus (le sérum), et à l'agiter longtemps et bien fort avec un dixième de son poids de sel marin. Ceci fait, on l'enferme dans un vaisseau bien bouché, qu'on ensevelit quarante jours durant dans du fumier de cheval, puis on le distille pluseurs fois, en ayant toujours soin de remettre sur le marc l'eau qui a été distillée. Après la cinquième distillation, on a, dit la recette, une eau admirable, qu'on peut rendre encore meilleure si on ensevelit la bouteille quarante nouveaux jours dans du fumier de cheval.
En somme, deux formes de sang de bouquetin : en poudre, en liquide. Il y en a, comme on le voit, pour tous les goûts. N'avons-nous pas aujourd’hui une spécialité à base de sérum de cheval, qui se vend en tubes ou en comprimés ?
D'après le même auteur, le sang de bouquetin possède une vertu lithotriptique ; il résiste au venin, excite les urines, les sueurs, les mois aux femmes. Il est excellent pour la pleurésie, et pour dissoudre le sang caillé. Enfin, la tradition populaire veut que le sang venant du testicule de bouc soit spécifique pour rendre la virilité à ceux, hommes ou animaux, qui l'ont momentanément perdue. Pourquoi pas ? Le sérum de la veine rénale de chèvre rend bien aux malheureux brightiques le libre cours de leur urine.
Quoi qu'il en soit, dans l'hôpital précité, le sang de bouquetin se vend ; et, à en croire des gens qui persistent à en faire usage, il donne d'excellents résultats ; mais, d'après ceux que nous avons eu l'occasion d'interroger, ses indications actuelles ne seraient pas les mêmes que du temps de Fernel : on l'emploierait surtout dans les grandes pyrexies, « pour chasser le venin du corps », et pour faire transpirer.
Une action analogue est attribuée à la véronique et au rob de sureau. Dans la formule de sang de bouquetin dont il est question ici, entre-t-il d'autres substances C'est possible, nous n'avons pas eu la curiosité de faire une analyse. Nous voulions seulement signaler la vogue persistante d'un remède qui a traversé les âges, comme la thériaque ou l'eau-de-vie de vipère.
Le bouc, animal sacré pour les païens, est resté pour le populaire l'animal utile et bienfaisant. Il a eu beau, pendant le Moyen Âge incarner le malin esprit, les médecins n'en continuèrent pas moins à utiliser son sang, et rien ne nous dit que les contemporains ne le réhabiliteront pas quelque jour.
(Dr A. Mollière, « La Chronique médicale », avril 1918)
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