Avec 2,5 millions livres vendus dans 27 pays, 1,5 million en Allemagne, 490 000 en France, à raison de 3 000 à 6 000 exemplaires par jour, « Le Charme discret de l’intestin » est un OVNI éditorial.
« C’est une histoire géniale, que raconte Régine Le Meur, chez Actes Sud, l’heureux éditeur de la version française : Giulia Enders est une doctorante anonyme qui présentait sa thèse de gastro-entérologie avec des dessins rigolos de sa sœur, dans le cadre d’une émission semblable à « Ma thèse en 90 secondes », avec des doctorants qui exposent leurs travaux sous forme ludique. Parmi les spectateurs, un éditeur a fait tilt, il a fini par fléchir les réticences de l’étudiante et la convaincre de rédiger un petit livre à l’attention du grand public, sans savoir qu’il allait toucher un aussi gigantesque public. » Bien que le sujet ne soit pas véritablement sexy, et même plutôt tabou, il a littéralement conquis tout le monde, sur un mode débridé, pas du tout vulgaire, léger et humoristique sans se départir d’une démarche didactique. Ce qu’un lecteur résume ainsi : « simple, instructif, pédagogique et ludique. Conseillé à tous ceux à qui les médecins ont trop souvent dit "C’est nerveux" ».*
La mode des grands patrons
Tous les éditeurs le confirment, dans le secteur du livre sur la médecine écrit par les médecins, comme dans les autres, les modes se suivent : jusque dans les années 1980, le règne d’un certain mandarinat éditorial semblait sans partage : c’était le temps où les Prs Jean Bernard, Jean Hambuger, ou Alexandre Minkowski se disputaient les lauriers des hit-parades. Cet engouement pour les grands patrons qui prennent la plume est aujourd’hui révolu, éclipsé par les sujets de santé publique : « Avec Giulia Enders, c’est clairement l’attention pour le ventre et pour l’alimentation qui cartonne, note Aurélie Ouazan (Robert Laffont), on le voyait venir depuis une quinzaine d’années, dans le sillage des sujets régime. Auparavant, nous avions eu les thématiques de l’enfance et de l’éducation, avec des auteurs comme Dolto ou Bettelheim. Puis tout ce qui a trait au cancer, avec notamment David Servan-Schreiber. Et ces temps-ci, on voit monter pas mal de sujets autour des neurosciences. »
Le sujet prime l’auteur donc, même si certains médecins jouissent d’une clientèle fidélisée, tel le nutritionniste Jean-Michel Cohen, dont chaque titre rencontre un important lectorat. « Il conseille bien et c’est pourquoi les gens l’apprécient, soucieux d’intégrer des critères médicaux dans leur quête de bien-être, relève Simone Baramian (Flammarion). Les lecteurs apprécient d’abord les bons pédagogues. » C’est ainsi qu’ils plébiscitent David Servan-Schreiber parce que, expliquent-ils sur les forums, ses livres « sont instructifs et changent la façon de communiquer en médecine », ils « balisent clairement de bonnes pistes pour se sortir de l’anxiété et du stress », ils donnent « des explications simples et pas simplistes pour comprendre et accéder à la guérison sans passer systématiquement par les médicaments ».
Le point de vue des patients
Ce désir d’appropriation du savoir médical, inhérent à une vulgarisation de qualité, est porteur. Mais le généraliste Marc Zafran, plus connu sous le pseudonyme du romancier Martin Winckler (« La Vacation », « la Maladie de Sachs », « les Trois Médecins ») aura probablement marqué une révolution dans le petit monde du livre écrit par les médecins sur la médecine : avec « La Maladie de Sachs » (1998), en adoptant le point de vue des patients, il a fait tomber le médecin de son piédestal, à la fois littéraire et social. Le Prix Inter, 300 000 exemplaires arrachés en trois mois ont marqué le coup, avec un effet clivant dans le corps médical entre les pro et les anti-Winckler.
Mais ce n’était que la première vague. Une déferlante éditoriale devait suivre avec les lanceurs d’alerte médicale. Sonnant la charge, le Pr Philippe Even, ex-doyen de Necker, avec son « Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles et dangereux », co-écrit avec Bernard Debré : entre 40 000 et 50 000 exemplaires vendus. « Avec ses premiers livres, il y a quinze ans, il prêchait un peu dans le désert, rappelle son éditeur, Philippe Héraklés (PDG du Cherche-Midi). C’est à partir de l’affaire du Médiator qu’il a décollé, rencontrant une adhésion populaire dans sa croisade contre les logiques d’argent en santé et les putains académiques, comme il dit. » Le public plébiscite le genre : « C’est une bible qui donne à chaque patient les moyens de juger la valeur des médicaments. » « Un livre pour ne pas rester mouton du bon docteur de famille. »
« Des affaires retentissantes ont affûté l’esprit critique médical des lecteurs, comme l’amiante, l’ESB, le bisphénol A, relève Thierry Souccar et les auteurs qui ferraillent avec une approche scientifique solide et indépendante sont de plus en plus demandés, en France comme à l’étranger. Grâce à eux, le public s’empare de grands débats, comme autour du traitement du cholestérol. » Quitte à rajouter de l’huile sur le feu médiatique (« L’horrible vérité sur les statines », « le livre choc »).
Cahin caha, à grand fracas parfois, la démocratie sanitaire se fraye un passage dans les rayons des libraires, sabrant les dogmes et donnant un bonus aux nouvelles pistes thérapeutiques et à une certaine forme de contre-pouvoir médical.
Mais n’oublions pas au passage la littérature. Le livre qui traite des grands sujets médicaux est aussi une histoire qui se raconte, y compris celle, universelle, de notre transit intestinal, pointe un autre lecteur. « Certains livres où des médecins traitent de la médecine cessent d’être de la médecine, pour être de la littérature, au meilleur sens du terme, souligne Paul Ottchakovski, le patron de P.O.L., éditeur de Winckler. Ce sont des œuvres littéraires à part entière. » « Tout le monde ne s’appelle pas Bruno Sachs, témoigne un lecteur, tout le monde n’est pas médecin, mais tout le monde comprend le sens des mots douleurs et amour. » Et le triomphe de Giulia Enders, avec son sujet gastro-entero, le confirme, qui raconte une histoire universelle, celle de notre transit intestinal.
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