« À en croire ce qu’on lit, je suis une des pires ordures » : comment les médecins réagissent aux avis sur internet

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Publié le 21/01/2022
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Commentaires peu reluisants mais aussi injures, propos haineux ou diffamation : « Le Quotidien » s'est penché sur les avis négatifs en ligne – et les notes défavorables – que subissent les médecins. Un fléau qui laisse souvent les praticiens démunis même si l'Ordre accompagne la profession pour gérer leur e-réputation.
"Docteur franchement antipathique", une étoile sur cinq. Les médecins doivent composer avec leur image numérique

"Docteur franchement antipathique", une étoile sur cinq. Les médecins doivent composer avec leur image numérique
Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

« Dites donc, sur Google on en dit de belles sur vous, m’a prévenu un patient voici un an », relate le Dr Marc Bensoussan, médecin généraliste à Paris, noté 2,7/5 et escorté d'avis peu amènes. Un cas très loin d'être isolé. Nombre de praticiens ignorent d'ailleurs ce qu’on dit d’eux sur la Toile mais pourraient être surpris par la note médiocre que le géant du Web leur gratifie et les avis laissés par des dizaines d'internautes anonymes…

De fait, lorsqu’on surfe sur les « fiches Google » du corps médical, les écarts de notation sautent aux yeux. Alors qu’une majorité de médecins affiche plus de 4 sur 5, un pôle inverse – environ le cinquième – ne passe pas la barre de 3. « À en croire ce qu’on lit, je suis une des pires ordures qui existent », relève, grinçant, un autre généraliste parisien qui souhaite rester anonyme.  

« À fuir »

Ces avis défavorables mêlent propos désobligeants (sur le cabinet, les tarifs, le rapport au patient, etc.) mais aussi injures, diffamation et commentaires haineux punis par la loi. Des posts tels que « Un docteur méchant ça existe ? Oui ! J’ai du partir avant la fin de séance », « odieux », « à fuir », « c'est folklo mais ça sent la PME graisseuse… », « une téléconsultation de 15 minutes pour un mal de gorge à 95 euros ? » côtoient de longues diatribes qui font chuter la moyenne sur Google.

Parmi les griefs récurrents des patients mécontents : l’attente, les tarifs, le refus de prescription, le manque d’amabilité, le fait de se faire « gronder » si on consulte pour plusieurs motifs mais aussi de ne pas se sentir correctement écouté, examiné ou le sentiment d’être jugé. « Oui, je donne parfois des médicaments pour enfants quand les gens demandent des molécules trop fortes », assume le Dr Bensoussan.   

« Les satisfaits ne viennent pas s’exprimer », avance la Dr Martine Pétrone, gynécologue-obstétricienne à Marseille, notée 2,5. De fait, pour rédiger un texte et le mettre en ligne, il faut souvent être motivé par une émotion immédiate, le plus souvent négative. 

Résistance ? 

Les praticiens confrontés à une mauvaise notation en ligne s’estiment souvent dans le camp de ceux qui ne cèdent pas à une forme de clientélisme ou de consumérisme médical. Et la question des prescriptions revient souvent. « On ne dit pas "amen" à tout, tranche la Dr Pétrone. Aujourd’hui, les habitants des centres-villes, spécifiquement à Marseille, sont habitués à ce qu’on accepte tous leurs desiderata. Aussi, lorsqu’ils passent la porte de mon cabinet ils risquent d’être déçus. » Les « cancres » de la notation numérique déplorent au passage des critiques n’ayant rien à voir avec la pratique médicale. « "Elle sourit pas assez", ai-je pu lire. Mais je ne suis pas Valérie Pécresse, on est là pour être médecins », recadre la praticienne marseillaise. 

Les délais d'attente ? « Beaucoup de patients ne voient pas au-delà de leur réalité, objecte le Pr Stéphane Oustric, délégué général aux données de santé et au numérique au sein du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom). Ils hurlent lorsqu’ils attendent trop longtemps… Mais souvent, les attentes prolongées sont liées aux quelques patients qui prennent beaucoup plus de temps. Est-ce qu’ils s’excusent auprès des autres, lorsque ce sont eux qui passent une heure chez le médecin ? »

Le cas de la chirurgie esthétique 

Face aux avis négatifs, nombre de médecins affichent une forme de détachement ou préfèrent voir le verre à moitié plein. « En ce moment, ma mauvaise note [2,5] me sert… Je suis débordée par les sollicitations, si ça peut me soulager d’une part de ma patientèle ! », ironise la Dr Virginie Andreani, dermatologue à Marseille. Dans un contexte de démographie déclinante, l'agenda des praticiens libéraux est souvent surchargé, aussi leur image en ligne n'est pas vitale pour eux.

Certaines spécialités soumises à une concurrence accrue soignent en revanche davantage leur réputation numérique. « Possible que ceux qui réagissent en force à la notation en ligne soient les spécialistes libéraux en chirurgie esthétique ou les chirurgiens de la hanche ou du pied », suppose le Pr Stéphane Oustric.

Des services de e-réputation

Et de fait, plusieurs sociétés se sont engouffrées dans ce marché de la e-réputation. « Augmentez le nombre d'avis avec une note positive maximale de votre établissement grâce à l'achat d'avis Google », promet le site acheter-des-fans.com. MerciDocteur propose de booster sa réputation en ligne. « La digitalisation de la prise de rendez-vous avec Doctolib et l’avènement de Google ont changé les pratiques. Que vous vouliez ou non, les patients lisent les avis. Ne laissez pas l’inaction vous porter préjudice », peut-on lire sur la page d'accueil de ce site.

Une blessure narcissique peut motiver certains médecins à recourir à ces sociétés de e-réputation. Les jeunes praticiens, supposés plus sensibles à leur image numérique, y auraient d’avantage recours. « Ils achètent en masse des avis élogieux et font retirer les mauvais », affirme la Dr Pétrone. La gynécologue juge d'ailleurs factice cette façade numérique. « Je reçois des commentaires négatifs parfois douteux et pour certains, je ne les connais même pas. Je soupçonne qu’ils sont motivés par la jalousie ou la concurrence. » D'autres confrères abondent en ce sens. « On me dit "très mauvais avec les enfants" alors que je ne reçois pas d'enfants », soupire un praticien anonyme. Le Dr Marc Bensoussan se montre très critique. « Je ne parviens pas à relier certains commentaires à des patients concrets et je soupçonne des sociétés véreuses d’en laisser des fake afin de nous vendre leurs services », imagine le généraliste.    

Produits consommables

De fait, en 2017, une enquête menée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) avait pointé un taux d'anomalies ou de fraudes de 35 % au sujet des avis en ligne. Au point que la profession s'interroge régulièrement sur la marche à suivre. « Moi, je refuse l’industrie qui exploite le scandale et contribue à faire de nous des produits consommables, s’insurge encore le généraliste parisien. Je préfère garder mes avis négatifs que de payer plus de 1 500 euros. » De son côté, la Dr Andreani affirme avoir été démarchée pour des services facturés plus de 5 000 euros. « Ce sont eux qui m’ont appris que j’avais des mauvais commentaires ! Nous sommes les vaches à lait en puissance de start-up. »

Que les médecins réagissent ou pas, la mauvaise réputation peut laisser des traces durables d'autant que se greffe un sentiment d'impuissance. « Quand on bosse tout le temps, récolter toutes ces ondes négatives peut vraiment jouer sur le moral, avance le Pr Oustric (Cnom). En tant que généraliste, je ne vais pas voir ce que des anonymes viennent décharger sur moi et j’invite tout le monde à faire de même. »

En 2018 puis en 2019, l'Ordre national a publié un guide pratique et un tutoriel à destination des médecins pour « préserver » et « maîtriser leur image numérique », dans le respect de la déontologie. L'institution y expose des conseils de veille régulière, de vérification que l'assurance RCP propose bien une garantie e-réputation mais aussi des repères concrets pour réagir face à des internautes désagréables, en cas de fiche professionnelle (suppression, déréférencement) et, bien sûr, des moyens juridiques pour sanctionner les abus.


Source : Le Quotidien du médecin