LE QUOTIDIEN : Il y a 20 ans, les « ordonnances Juppé » consacraient la rupture des médecins avec votre politique. À l’automne dernier, vous avez affirmé que vous aviez compris la leçon de 95. Était une erreur de fond ou de forme ?
Alain Juppé : En 1995, les médecins ont eu le sentiment qu’on leur imposait une réforme à laquelle ils n’étaient pas associés. Je voulais une maîtrise médicalisée des soins, ils ont eu le sentiment que c’était une régulation comptable qui se mettait en place. La leçon que j’en tire, c’est qu’on ne fait pas de réforme de la santé contre ou sans les médecins, qui sont les seuls à pouvoir apprécier la pertinence des soins. La confiance est une condition absolue de toute réussite. Pour le reste, la réforme reste en vigueur et elle est utile. Je pense aux lois de financement de la Sécurité sociale, à l’objectif de dépenses d’assurance maladie ou encore aux agences régionales.
Mais comment comptez-vous rétablir cette confiance avec la médecine libérale ? Est-ce compatible avec le retour à l’équilibre de l’assurance-maladie alors que le déficit est évalué à plus de 5 milliards d’euros ?
Chez les médecins libéraux, le découragement s’est installé, les situations d’épuisement professionnel se multiplient. Les aspirations de beaucoup de médecins évoluent : ils ne voient pas leur métier comme un sacerdoce, et ils ont raison. Ils en ont assez de toute la « bureaucratie » qui leur est imposée. Je veux leur dire que la médecine libérale sera au cœur de notre pacte. C'est du terrain et des professionnels que doivent partir les initiatives pour une meilleure organisation des parcours de soins. Ce ne sont pas deux euros de plus qui régleront les problèmes. Nous devrons moderniser la nomenclature, hiérarchiser les actes, instituer un forfait structure, valoriser la prévention et la coordination et améliorer les conditions d’assurance de certaines spécialités techniques. L’offre de soins doit être structurée autour du médecin traitant et du spécialiste de proximité : notre système est trop hospitalo-centré, tout se passe autour de l’hôpital et des urgences ! Il faut par exemple nommer, à l’hôpital, un coordonnateur pour faire l’interface avec la médecine de ville.
Rétablir la confiance passe aussi par un retour à l’équilibre de la Sécurité sociale. Nous ne pouvons plus faire payer le coût de nos dépenses de santé aux générations futures. C'est aussi le seul moyen de maintenir le niveau de remboursement actuel, une sécurité formidable pour tous, indispensable pour lutter contre les inégalités.
Allez-vous garantir une fois pour toutes la liberté d’installation ?
Oui, en prenant l’engagement public qu’on ne contraindra pas les médecins à s’installer là où ils ne veulent pas aller. Mais on peut les inciter à s'installer là où c'est le plus utile ! Il faut créer l’envie avec des mécanismes très incitatifs. Cela s'inscrit dans les propositions que je formule pour l'attractivité des territoires qui concernent les infrastructures numériques, la création d'activités économiques et la multiplication des expérimentations en fonction de projets définis par les territoires. Dans cette logique il faudra aussi valoriser les actes de télémédecine.
Vous voulez supprimez le tiers payant généralisé. Ne risquez-vous pas de braquer les patients qui soutiennent cette mesure ?
Il faudra faire de la pédagogie : quand on reçoit un cadeau, on ne dit pas non… Les plus modestes ont déjà le tiers payant. Et la gratuité est source de surconsommation. Enfin, derrière ce tiers payant généralisé, il y a une mécanique bureaucratique insupportable pour les praticiens.
Dans votre cahier santé, vous évoquez longuement les abus et les fraudes…
Il faut remettre de la responsabilité dans le système de santé. L’AME coûte 800 millions d’euros par an à l'État. Il faut la réserver aux cas d’urgence. Il ne viendrait à l’esprit de personne de ne pas soigner une victime d’AVC, d’où qu’elle vienne. En revanche venir en France pour des soins programmés parce que c’est gratuit, ce n’est plus possible. Il faut aussi des contrôles beaucoup plus stricts sur la résidence des détenteurs de cartes Vitale.
La formation initiale n’est plus adaptée. Quelle est votre recette ?
Il faut l’humaniser. Sur le plan scientifique, elle est parfaite, on a les meilleurs médecins du monde, mais il faut mettre l'accent sur la relation avec la personne bien portante ou malade, sur la prévention, sur les nouvelles technologies, ainsi que sur l’apprentissage des langues étrangères.
À l’entrée du cursus, pour éviter le tirage au sort qui menace et qui est injuste, je propose une sélection sur dossiers. Je veux aussi redonner aux jeunes médecins l’envie de s’installer en libéral. Dans le déroulement des études, les étudiants doivent être mis davantage en contact avec la médecine de ville, avec des stages en ambulatoire chez des médecins libéraux tuteurs. L’étudiant ne doit pas rester uniquement à l’hôpital.
Justement, que ferez-vous pour l’hôpital ? Estimez-vous que le secteur public a été trop favorisé ?
L’hôpital public reste un pilier majeur de notre système de santé, et les Français en sont, à juste titre, satisfaits. Mais notre système hospitalier doit fonctionner sur ses deux jambes : établissements publics et privés. Or, depuis 2012, il y a une stigmatisation des cliniques, systématiquement victimes de mesures vexatoires dans tous les domaines.
Par ailleurs, je suis effrayé par la complexité des régulations et des contraintes qui pèsent sur les établissements. Cela crée un sentiment d’exaspération. Je dis donc stop à l’inflation des normes à l’hôpital, et oui à davantage d’autonomie budgétaire. Ce n’est pas aux ARS de rentrer dans le détail de la gestion d’un hôpital. Nous donnerons aussi des marges de manœuvre à l’hôpital sur la négociation du temps de travail. Il y a enfin le grand défi du développement des soins ambulatoires où nous avons un retard significatif.
Certains médicaments innovants sont mis sur le marché à des prix prohibitifs, écrivez-vous dans votre cahier santé. Partagez-vous le point de vue de Médecins du Monde ?
Oui, c’est vrai, il existe une forte pression des laboratoires. Sans prix très rémunérateurs, disent-ils, il n’y a pas de recherche, et sans recherche, il n’y a plus d’innovation. Un point d’équilibre est possible. Il faut négocier de façon plus ferme avec l’industrie pharmaceutique en étant très exigeant sur le service médical rendu sur la base d’avis d’experts indépendants, tout en permettant de financer la recherche. Quand on le fait, on y arrive, et pourquoi pas au niveau international. En même temps, les industriels ont raison de réclamer de la visibilité. Tout change tous les six mois, ce qui empêche les investisseurs d’investir et les chercheurs de chercher : je veux la leur garantir dans le cadre d’un pacte de mandature.
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