INDÉNIABLEMENT, c’est le rapport Debré-Even (sur le contrôle du médicament) qui a constitué le coup de grâce. Ce brulôt assure que les experts de l’AFSSAPS « sont recrutés selon des procédures mal définies, en dehors de toute règle, de toute référence de qualité, et basées sur la cooptation, le relationnel, l’appartenance à des réseaux (..) Un tel système ne peut que favoriser l’incompétence ». L’AFSSAPS y est présentée comme « un chef-d’œuvre de dessin industriel, d’engrenages, de courroies de transmission, mais tournant dans le vide, un labyrinthe dont rien ne peut sortir ». Face à ces critiques, 90 de ces experts ont cosigné il y a quelques semaines une lettre ouverte dans laquelle ils expliquent qu’ils sont « bouleversés » par l’affaire et « par ses conséquences sur les patients ». Mais trop c’est trop, continuent-ils en substance, s’estimant victimes « d’insultes et de calomnie ».
Démissionner ou pas.
Au sujet du mode du recrutement des experts, mis en cause, Marie-Claude Bongrand, pharmacienne hospitalière au CHU de la Conception à Marseille, et expert à l’AFSSAPS, a son mot à dire. « Cela fait des années qu’il n’y a plus de cooptation pour les experts externes, affirme-t-elle. Ils sont recrutés par appel d’offres et nommés pour trois ans ». Plus que telle ou telle accusation, c’est la tonalité générale du rapport qui a fait mal. « Quand on lit qu’on ne connaît pas les pathologies ni les dossiers, c’est dur, ajoute-t-elle, parce que, justement, on y passe un temps fou ». La pharmacienne ne peut s’empêcher de donner un coup de griffe : « Quand on voit comment le Pr Even a fait la méthodologie de son essai pour la ciclosporine, on se dit qu’il devrait arrêter de donner des leçons aux autres ». Le Pr Daniel Vittecoq, chef de service à l’hôpital Paul Brousse (Villejuif), et président de la commission d’AMM (autorisation de mise sur le marché) à l’AFSSAPS, crie aussi à l’injustice : « Vouloir faire le bien, s’impliquer dans le service des autres, et se voir traîné dans la boue, ce n’est pas acceptable. Je me suis beaucoup interrogé mais je n’ai pas voulu démissionner car je crois pouvoir encore apporter une pierre à l’édifice.
La démission, chacun y a pensé, à les entendre. « Beaucoup d’experts voulaient démissionner, confirme le Pr Jean Doucet, qui a dirigé jusqu’en 2008 le service de médecine interne gériatrique du CHU de Rouen, et travaille également comme expert à l’AFSSAPS. Mais je ne partage pas cette idée, une démission serait une sorte d’aveu de culpabilité ou de complicité ». Face au procès instruit contre les experts, Jean-François Bergmann, vice-président de la commission d’AMM de l’AFSSAPS, et chef du service de médecine interne à l’hôpital de Lariboisière, s’explique et réplique : « Lorsque je siégeais à la commission de la transparence en 1999, on avait donné un SMR (service médical rendu) insuffisant au Mediator, au sein d’une longue liste de produits dont certains ont été déremboursés et d’autres non par les pouvoirs publics ! Mais quand des médecins qui font du privé à l’hôpital crachent sur les experts dont la grande majorité refuse cette pratique pour se consacrer à l’expertise, personne ne vient leur demander des comptes sur ce qu’ils gagnent en faisant du privé dans leur hôpital ». Suivez son regard... Pour lui, le rapport Debré-Even tire sur des lampistes : « si les critiques se concentrent sur les experts, c’est peut-être qu’on est moins malins pour se défendre. On soigne des malades, et en plus on fait de l’expertise. Le labo n’est que le labo, l’Agence n’est que l’Agence, et le ministre n’est que le ministre. C’est l’expert, avec sa double casquette qui est le moins à même de se défendre ».
Manque de pugnacité.
Tout ce tohu-bohu n’empêche pas ces experts de faire le ménage devant leur porte. « Certaines critiques ne sont pas fausses, concède Marie-Claude Bongrand, comme celle sur la lourdeur administrative de l’AFSSAPS qui est bien connue, ou sur sa communication qui doit faire des progrès ». La question de la rivalité des agences est évoquée. « Il faut arrêter les guerres de tranchées entre l’AFSSAPS et la HAS (Haute autorité de santé), juge Daniel Vittecoq. Diviser pour mieux régner, ça ne marche plus, il faut faire du lien. Et malheureusement, je sens encore beaucoup de conflits de territoire ».
Certains dysfonctionnements ne sont pas contestés. Pour Jean-François Bergmann, « l’AFSSAPS est une administration trop lourde, trop procédurière, ce qui induit un manque de réactivité ». Daniel Vittecoq analyse les failles du système : « Le problème du Mediator, c’est une sous-déclaration caricaturale des effets secondaires, une communauté des chirurgiens cardiaques qui n’a rien vu, et un laboratoire qui n’a pas fait son boulot ». Mais pour lui, ce scandale montre que « nous, autorité du médicament, nous n’avons pas eu assez de pugnacité pour avoir des exigences vis-à-vis d’un industriel ».
Certaines critiques se font précises s’agissant des conflits d’intérêts, posant la question centrale de l’indépendance : « il y a des experts externes qui sortent des clous, qui n’ont pas annoncé leurs liens d’intérêts, ou qui ont pris des positions liées à leurs intérêts sans qu’on sache qu’ils avaient un lien avec un laboratoire », explique le Pr Jean Doucet qui relativise en estimant que « 95 % des experts sont dans les clous ».
Filmer les réunions ?
Montrés du doigt, les experts de l’AFSSAPS réfléchissent aux pistes d’amélioration. En tant que président de la commission d’AMM, Daniel Vittecoq constate que les choses bougent déjà : « depuis que M. Maraninchi est à la tête de l’AFSSAPS, 3 ou 4 jours avant chaque réunion de la commission d’AMM, j’ai pour tous les membres un tableau sur tous les médicaments qui vont être vus, et les niveaux de conflits d’intérêt éventuels. Désormais, je sais au début de chaque réunion qui devra quitter la salle, et à quel moment ». Quant aux « super-experts » préconisés par le rapport Debré-Even (une quarantaine de professionnels bien rémunérés et sans aucun lien d’intérêts), il est plus que dubitatif. « Ces super-experts très bien payés ne seront jamais aussi bien payés que ceux qui travaillent pour l’industrie, et n’avoir aucun lien avec l’industrie, c’est impossible. Que l’opinion publique ait du mal à le comprendre, c’est possible. Mais que MM.Even et Debré ne le comprennent pas, c’est malhonnête, c’est un peu du populisme ».
Les experts pointent deux autres écueils : les contraintes réglementaires et juridiques et le poids de l’Agence européenne du médicament qui complique la tâche des experts français. Pour le Dr Rémy Gauzit, anesthésiste à l’Hôtel Dieu et président du groupe de travail « médicaments anti-infectieux » à l’AFSSAPS, il faut revenir à l’essentiel. « Il y a dans cette agence une part réglementaire qui est trop importante par rapport à la vraie évaluation médicale. Il faut donner une place plus importante à l’évaluation bénéfice risque et réorganiser la pharmacovigilance. De plus, l’articulation avec l’Europe est compliquée : les délais de réponse qu’elle impose nous empêchent parfois de bien évaluer, et certaines choses finissent par se faire au feeling ». Ce même expert propose de filmer les réunions de l’AFSSAPS : « On verrait si tel ou tel y était alors qu’il n’aurait pas dû, et on saurait aussi qui s’est exprimé et ce qu’il a dit. Ca serait de la vraie transparence ». Il propose enfin de trancher dans le vif en ce qui concerne le circuit du médicament : « Entre la commission d’AMM [AFSSAPS] et celle de la transparence [HAS], il y en a une de trop, on pourrait les fusionner. La transparence refait le boulot de l’AMM sans en avoir le temps, les données et les experts. Ca ne se maintient que parce qu’il y a deux administrations qui s’opposent ».
Tous ces experts ont la certitude que d’autres affaires risquent de surgir, tôt ou tard. Daniel Vittecoq le dit sans fard : « Un médicament repose sur une balance bénéfice risque, mais l’opinion n’attend que du bénéfice, les industriels ont du mal à afficher les risques, et le médecin prescripteur n’a pas forcément envie de mettre l’accent là-dessus. Il y aura donc d’autres affaires, je ne suis pas dupe ».
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