Depuis le Grenelle de 2019, la lutte contre les violences conjugales est devenue une priorité de santé publique. Les médecins sont considérés comme un maillon essentiel pour repérer et accompagner les victimes. Mais les praticiens engagés contre les violences domestiques considèrent toujours difficiles leur prise en charge et le signalement à la justice.
Extension des horaires du 3919, numéro national d’écoute et d’orientation à destination des femmes victimes de violences, déploiement de 5 000 téléphones « grave danger », facilitation du dépôt de plainte, notamment à l’hôpital, création de 1 000 offres d’hébergement supplémentaires, généralisation du bracelet anti-rapprochement… En septembre dernier, le gouvernement se félicitait que 46 des 54 mesures du Grenelle des violences conjugales de l’automne 2019 soient entrées en application.
Ce temps fort a marqué une prise de conscience de la réalité des violences faites aux femmes. Il a réaffirmé le rôle essentiel des médecins, en première ligne pour repérer les situations de violences domestiques et prendre en charge les victimes. La Haute Autorité de santé (HAS) a actualisé en novembre dernier ses recommandations sur le repérage des femmes victimes de violences au sein du couple. L’Ordre a mis en place des commissions Vigilance-Violences-Sécurité dans chaque conseil départemental (CDOM) et des protocoles ont été signés par 69 d'entre eux avec la police et la justice pour accompagner le médecin dans le signalement des violences.
Un repérage qui n’est pas systématique
Pour autant, de la théorie à la pratique, il existe un fossé. Et de l’avis des médecins généralistes investis sur cette thématique, que « Le Quotidien » a interrogés, les violences intrafamiliales demeurent particulièrement complexes à prendre en charge.
« Il est très difficile d’évaluer si les médecins se saisissent davantage que par le passé des violences, estime la Dr Pauline Malhanche, généraliste à Châtel-Guyon, dans le Pyu-de-Dôme, à l’origine du site Déclic Violence. Mais j’ai le sentiment que ce sujet n’est plus tabou. Il a pris une ampleur nationale et autour de moi, les médecins se soucient de cette question. » La généraliste a adopté de nouveaux outils pour aborder le sujet. « Quand je reçois de jeunes femmes en consultation pour les motifs de sexualité ou de contraception, je parle toujours du violentomètre ». Cet outil, conçu fin 2018 par les observatoires des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis et Paris, permet de mesurer – sur une échelle de 1 à 24 – si une relation amoureuse est basée sur le consentement et ne comporte pas de violences.
« On entend davantage parler des violences et c’est une très bonne chose, corrobore le Dr Yannick Schmitt, généraliste à Lingolsheim (Bas-Rhin). Pour autant, y a-t-il plus de repérage, je n’en suis pas convaincu. » Depuis 2016, le médecin a mis en place avec l’association Agjir et SOS Femmes Solidarité 67 des formations de sensibilisation à destination des professionnels de santé alsaciens (généralistes, sages-femmes, gynécos, infirmiers). « Deux ans après leur formation, les professionnels étaient 50 % à réaliser un dépistage systématique des violences au lieu de 40 % avant. Le repérage systématique, en pratique, est difficile à mettre en place, on n’a pas le temps, on n’est pas organisé… », explique-t-il.
Justice trop lente
Particulièrement impliqué sur le sujet des violences conjugales, le Dr Gilles Lazimi, généraliste à Romainville, se montre lui aussi partagé. Certes, la parole des femmes s’est libérée et le Grenelle a permis quelques avancées. Pour autant, pondère-t-il, « il y a toujours entre 120 et 125 féminicides chaque année, des tentatives de féminicides, des suicides et tentatives de suicide de femmes victimes de violences conjugales. Encore trop peu de plaintes aboutissent à une condamnation. »
Selon les statistiques du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes, 204 000 victimes de violences (à 87 % des femmes) commises par leur partenaire ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie en 2021. Mais sur les 100 000 auteurs présumés impliqués en 2021 par les parquets, seulement 35 000 ont été condamnés. « Il faudrait que les femmes soient écoutées et que toutes les plaintes soient instruites », ajoute le Dr Lazimi.
Le Dr Yannick Schmitt estime également que « la prise en charge judiciaire n’avance pas ». « J’ai des retours de femmes victimes avec des affaires qui traînent très longtemps, des répartitions de garde d’enfants aberrantes, des examens qui ne sont pas systématiquement faits quand elles vont voir la médecine légale… »
Complexité du signalement au procureur
À la suite du Grenelle, l’un des mots d’ordre a été d’encourager les femmes victimes de violences à se tourner vers la justice. Sans que tous les moyens soient forcément disponibles ensuite pour les accompagner. « On incite les femmes à déposer plainte aux urgences, c’est méconnaître le mécanisme de violence et les exposer à des représailles, affirme encore le généraliste alsacien. Aujourd’hui, si vous voulez réaliser une mise à l’abri en urgence, les places n’existent pas. Il faut anticiper très en amont pour trouver une solution ou alors passer par de la débrouille, et loger la victime chez un ami. »
Le signalement à la justice demeure aussi un sujet complexe. Ni l’Ordre, ni la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) n’ont été en mesure de communiquer des chiffres précis sur les signalements de violence à la justice effectués par les médecins – avec ou sans le consentement de la victime. La possibilité offerte aux médecins depuis juillet 2020 de s’affranchir du secret médical et de signaler au procureur les faits de violences dès lors qu’une victime est en « danger immédiat » et est sous « emprise », portée par l’Ordre des médecins (lire page 12), n’a semble-t-il pas bouleversé la prise en charge des victimes.
Et les médecins interrogés se montrent critiques sur cette évolution. « Je ne suis pas sûre que cela va résoudre le problème. Notre première intention est toujours d’accompagner les victimes, de favoriser leur empowerment, explique la Dr Malhanche. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu à effectuer de signalement à la justice, la plupart des personnes que j’ai accompagnées ont pris leurs dispositions. » Le Dr Lazimi redoute que cette mesure soit contreproductive. « Si le médecin n’est pas formé, il risque de signaler sans l’accord de la femme alors qu’il faudrait poser des questions, accompagner et faire avec elle, avance-t-il. Le danger est que les femmes ne se confient plus aux médecins. »
Un défaut de formation ?
La formation à ces problématiques pendant les études demeure parcellaire et dépend des facultés. « À Clermont-Ferrand, nous avons mis en place depuis deux ans un atelier d’une demi-journée de sensibilisation à la thématique des violences, couplée à la prise en charge des problèmes liés aux addictions », indique la Dr Laura Rougé, généraliste à Gannat, dans l’Allier, et maître de conférences à la faculté de médecine de Clermont-Ferrand. L’objectif de cette sensibilisation rapide, en fin d’internat, est d’amener les futurs médecins à adopter de bons réflexes. « S’ils ne doivent retenir qu’une chose de cette formation, c’est qu’il faut penser aux violences intrafamiliales, parfois lutter contre les a priori car les violences ne se traduisent pas forcément par des coups », résume le Dr Rougé. Une quinzaine de thèses de recherche sont menées sur le sujet, et au dernier congrès de la médecine générale, deux sessions sur les violences ont fait le plein. « Le corps médical s’empare petit à petit du sujet », veut croire le Dr Lazimi.
Les médecins peuvent aussi suivre des DU ou se former dans le cadre du développement professionnel continu (DPC). En 2020, 69 actions de DPC étaient proposées aux professionnels de santé sur les violences conjugales qui ont été suivies par 1 612 soignants libéraux et salariés, selon un bilan transmis au « Quotidien » par l’agence nationale du DPC. En 2021, 190 médecins ont suivi l’une des 35 actions consacrées aux violences faites aux enfants (600 de 2017 à 2021). Des résultats modestes. « Les violences conjugales et celles faites aux enfants font partie des axes prioritaires du DPC mais quand on a trois jours de formation indemnisée et 150 axes prioritaires, que choisit-on ? Les médecins vont plutôt se former sur l’antibiothérapie », regrette le Dr Lazimi.
Médecins, interlocuteurs privilégiés
Contactée par « Le Quotidien », Roxana Maracineanu, secrétaire générale de la Miprof depuis mars, veut poursuivre le « mouvement enclenché » par le Grenelle. « Les médecins sont les interlocuteurs privilégiés des femmes car elles ont une grande confiance en eux », affirme l'ancienne ministre. Selon les statistiques de la Miprof, les professionnels de santé sont le premier recours des femmes victimes de violences physiques ou sexuelles au sein du couple. 25 % des femmes ayant déclaré avoir été victime de violences par leur conjoint avaient consulté un médecin, 19 % un psychiatre ou un psychologue, devant les services sociaux (12 %), et une association d’aide aux victimes (7 %) « Le problème est que 55 % des femmes victimes de violence n’ont entrepris aucune démarche », relève Roxana Maracineanu.
« La question ”Avez-vous été victime de violence sexuelle ou intrafamiliale dans votre vie ?” doit devenir systématique car la poser multiplie par trois le nombre de chances de repérer une victime de violences », souligne Roxana Maracineanu. Aux praticiens qui seraient réticents, elle répond que 8 femmes sur 10 trouvent normal que cette question leur soit posée en consultation. « Les violences sont un vrai problème de société dont nous devons tous nous saisir, les médecins y compris. »