C'est une enquête lecteurs inédite que trois titres professionnels, dont « Le Quotidien du Médecin », ont lancée l'été dernier pour sonder leurs lecteurs. Elle dresse un point exhaustif sur la perception par les médecins, les pharmaciens et les infirmiers des réformes de ces dernières années affectant le rôle de chacun et sa place dans le système de soins. Face à ces glissements de terrain, les premiers s'inquiètent et voudraient résister. Les seconds et les troisièmes se montrent au contraire aussi enthousiastes que proactifs. À tous nous avons donné la parole.
Je t'aime, moi non plus ? Entre les médecins de ville, les pharmaciens d'officine et les infirmiers libéraux, les rapports se complexifient à mesure que les frontières se déplacent. Les périmètres de chacun ayant bougé comme jamais ces derniers mois, trois titres de presse professionnelle - deux journaux, « Le Quotidien du Médecin » et « Le Quotidien du Pharmacien » et un site internet, « Infirmiers.com »- ont décidé au début de l'été de lancer trois enquêtes pour sonder leur lectorat respectif. Le dépouillement simultané de ces questionaires qui ont donné la parole au total à plus d'un millier de professionnels de santé montre que, si ces changements sont jugés plus ou moins inévitables, ils sont très diversement appréciés, selon la profession.
Il faut dire que la crise sanitaire est passée par là, qui a modifié les façons de travailler de chacun. Et les acteurs de santé ont compris que la pandémie laisserait des traces, y compris sur l'organisation du système de santé et le positionnement des uns et des autres au sein de celui-ci. 64 % des infirmiers libéraux, 71 % des médecins de ville et 82 % des officinaux se disent persuadés que les cartes vont être rebattues entre acteurs de santé après le Covid. Et concrètement, ils sont respectivement 69,5 %, 79 % et 82 % à s'attendre à de nouveaux transferts de compétences des médecins vers les non-médecins une fois passé le séisme sanitaire.
De gré… ou de force ? Si tout le monde se montre réaliste sur les évolutions à venir, chez les médecins l'enthousiasme fait quand même pour le moins défaut. Et quand on les interroge sur les délégations de tâches de ces derniers mois ou des années passées, seule la possibilité de vaccination anti-grippe ou anti covid par les infirmiers recueille un fort assentiment (respectivement 83 % et 75 %). La même faculté accordée aux sages-femmes pour les enfants ou les femmes provoque 66 % d'oppositions. Et ça ne passe pas non plus lorsqu'il s'agit des pharmaciens : pour la grippe (61 % d'avis négatifs) ou même pour le Covid (61 %), dans un contexte d'état d'urgence avéré, pourtant. Ceci expliquant cela, il est probable que la pénurie de vaccins en ville constatée début 2021 ait exacerbé une situation de concurrence entre praticiens et pharmaciens.
Les médecins mettent les freins
Ce n'est pas la seule explication. Car les réticences du corps médical s'expriment aussi sur d'autres fonctions dévolues aux pharmaciens récemment. Le statut de pharmacien correspondant qui permet de renouveler les traitements chroniques ? Pas d'accord à 79 %. La dispensation adaptée ? Sept médecins sur dix s'y opposent. La réalisation des Trod angines derrière le comptoir ? C'est niet pour 65 % de nos lecteurs. Et c'est pour ne rien dire des cabines de téléconsultations dans certaines pharmacies qui ulcèrent plus de 8 sur 10 des répondants. Le télésoin ouvert récemment aux paramédicaux ou aux officinaux est tout autant rejeté. Et l'accès direct aux kinés en cas d'entorse ou de lombalgie aiguë ne plaît pas du tout à près de 60 % des médecins.
Dans ce contexte de résistance dans les cabinets médicaux, même le droit de substitution, octroyé aux pharmaciens - il y a plus de 20 ans ! - continue d'agacer 45 % des prescripteurs. Et finalement, c'est le nouveau statut d'Infirmier en pratique avancée (IPA) qui trouve le plus grâce aux yeux des praticiens. Pas de beaucoup : 54,5 % qui l'approuvent contre 45,5 % qui pensent le contraire.
Supers infirmiers ? Officinaux aux compétences élargies ? Quoiqu’un bon nombre se montrent résignés, les médecins enquêtés pensent qu'il ne faut surtout pas accélérer le mouvement : 73,5 % estiment qu'on ne doit pas envisager de nouveaux transferts de compétences. Tout au plus observe-t-on une moins forte réticence à mesure que l'on descend dans la pyramide des âges : près du tiers des moins de 50 ans est partisan d'aller encore plus loin contre un quart seulement de ceux qui ont dépassé le demi-siècle. Une même inclinaison plus favorable au partage des tâches est observée lorsque l'on s'investit dans une structure de coopération interprofessionnelle type MSP, pôle ou maisons de santé ou équipe de soins primaires. Mais le constat général est plutôt à la méfiance.
Infirmiers et pharmaciens, enthousiastes, en veulent davantage
Évidemment, ce chantier de transfert des compétences médicales vers des non-médecins est perçu très différemment chez les pharmaciens et les infirmiers. Faut-il aller encore plus loin ? Oui répondent 80 % des premiers et 75 % des seconds. Vu de l'officine, on applaudit pour l'heure, non seulement aux réformes étendant la sphère d'intervention des enseignes à croix verte, mais aussi la plupart de celles qui ont bénéficié aux infirmiers, avec des approbations à 95 % pour les injections anti-grippe ou anti-Covid faites par ces derniers. Les trois quarts des pharmaciens se réjouissent aussi de l'apparition des IPA et 80 % disent oui aux nouveaux pouvoirs vaccinaux des sages-femmes.
En regard, les infirmiers libéraux de notre panel paraissent plus ambivalents. On applaudit, évidemment, et de façon massive (près de 100 %) les nouvelles tâches accordées ces dernières années à cette profession paramédicale en matière vaccinale. Mais on se dresse sur ses ergots, quand on se sent concurrencé dans ses activités par l'officine du coin. Ainsi, c'est non à 76 % pour que la vaccination anti-grippe puisse y être proposée, non à 69 % concernant les injections anti-covid dans ce cadre et non à 80 % pour l'ouverture du télésoin aux officinaux. En revanche, une petite majorité se dégage (autour de 55 %) pour saluer le nouveau statut de pharmacien correspondant, la dispensation adaptée ou la réalisation de trod angines en officine. Et l'accès direct au kiné dans certains cas est plébiscité (90 %). En résumé pour les IDEL : si charbonnier reste maître chez soi, alors les Français seront mieux soignés…
Les relations restent malgré tout cordiales entre les trois professions
Curieusement, tout ce remembrement et la vigueur de la polémique qui l'a souvent accompagné dans les rangs syndicaux ne semblent pas avoir eu trop de répercussions sur l'estime que les trois professions se portent. 60 % des médecins libéraux disent avoir de bonnes (30 %) ou très bonnes relations (30 %) avec les pharmaciens de leur secteur. Et leurs rapports aux infirmiers sont encore meilleurs : 80 % les jugeant positivement (34,5 %) ou très positivement (45,4 %). De leur côté, pharmaciens et infirmiers rendent la politesse à leurs prescripteurs avec respectivement 72 % et 61 % de bons ou très bons contacts affichés avec « les toubibs ».
Y aurait-il eu quand même une dégradation du climat ces derniers temps entre professionnels de ville ? La majorité dans nos panels n'a perçu ni altération ni détérioration. Mais quand critique il y a, elle se concentre sur les officinaux : près de 28 % des médecins et presque 29 % des infirmiers estiment en effet que leurs relations avec les professionnels du médicament se sont dégradées récemment. Même si ce n'est pas l'opinion dominante, ce n'est pas négligeable. Mais ne le dites pas à votre pharmacien. Éternel optimiste, il ne s'est aperçu de rien : moins de 15 % des officinaux seulement relèvent une usure dans leurs relations avec leurs deux plus proches partenaires santé…