Le différentiel de rémunération entre médecins français et étrangers est si souvent brandi pour revendiquer des revalorisations qu’on a perdu l’habitude d’examiner en profondeur ce qu’il recouvre. Il s’agit pourtant d’un exercice riche en enseignements. Si les praticiens tricolores sont loin de caracoler en tête des classements internationaux en termes de rémunération, ils n’en occupent pas non plus les tréfonds. De ce point de vue, les spécialistes libéraux paraissent en position plus avantageuse que les généralistes. Et les plus à plaindre sont encore les confrères salariés. Pour autant, même les experts de ces sujets conviennent que des différences importantes subsistent à l'intérieur d'un même pays ou d'une même catégorie de praticiens...
« Ils vous garantissent des soins de qualité. Pourtant, les médecins français sont les plus mal payés d'Europe. » Voilà ce qui figurait en 2018 sur une affiche distribuée à ses adhérents par l’Union française pour une médecine libre syndicat (UFMLS) et destinée à être placardée dans les cabinets de médecine générale à l’occasion de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions concernant l’affichage obligatoire au cabinet. La remuante organisation y avait, comme l’exigeait la réglementation, fait figurer le tarif de la consultation, mais avait assorti cette information d’une carte d’Europe indiquant les tarifs pratiqués dans les pays voisins. La conclusion était sans appel : les 25 euros qu’arborait l’Hexagone faisaient bien pâle figure à côté des 70 euros suisses, des 76 euros allemands, ou encore des 40 euros portugais.
Mais le tarif de la consultation chez le généraliste est un bien mauvais indicateur du revenu des médecins. Le Dr Jean-Paul Ortiz, ex-président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), le sait bien, et revendique une approche plus nuancée que celle de l’UFMLS. Le néphrologue catalan pointe ainsi l’exemple de l’Allemagne, « où les médecins ont un différentiel de revenu avec nous compris entre 1,4 et 1,7 », ou du Royaume-Uni, « où le revenu des généralistes est 1,5 à 2 fois plus important que celui des Français ». Même en Espagne, où les revenus affichés sont inférieurs car, insiste l'ancien responsable syndical, « les médecins sont tous salariés », leur situation doit être considérée à l’aune de l’activité non conventionnée « qui passe en grande partie en dehors des radars ».
Reste que, pour obtenir de bonnes comparaisons, il convient d’adopter une approche systématique plutôt que de choisir des exemples individuels auxquels mesurer la situation française. Et quand on se plie à cet exercice, le tableau diffère sensiblement de celui que dressent parfois les organisations syndicales. Car si les praticiens tricolores sont loin de caracoler en tête des classements internationaux en termes de rémunération, ils n’en occupent pas non plus les tréfonds. On peut même, si l’on s’intéresse à certains indicateurs, découvrir qu’ils sont mieux lotis que certains de leurs homologues exerçant hors de nos frontières. Mais pour cela, il est nécessaire de s’éloigner des simplifications hâtives : les comparaisons internationales sont un art délicat dans tous les domaines, mais celui-ci confine à l’orfèvrerie lorsqu’il s’agit de rémunérations.
Au-delà du C
En ce qui concerne la rémunération des professionnels de santé dans les pays industrialisés, la base de données qui fait autorité est celle de l’Organisation pour la coopération économique et le développement (OCDE). Et y jeter un simple coup d’œil suffit à se convaincre de la nécessité d’aller au-delà de la valeur du C pour comparer les revenus médicaux : ceux-ci y font l’objet de pas moins de 20 indicateurs à eux tout seuls. L’institution de la porte de la Muette, qui vient de mettre à jour ses statistiques y distingue en effet quatre catégories de médecins (généralistes libéraux, généralistes salariés, spécialistes libéraux et spécialistes salariés) et exprime pour chacune d’entre elles les revenus de cinq différentes manières, chacune éclairant la problématique d’un jour spécifique : en monnaie nationale du pays, en dollars au taux de change courant, en dollars ajustés pour le niveau des prix dans le pays, en proportion du PIB par tête et en proportion du salaire moyen.
Non contente de multiplier les indicateurs permettant d’analyser la rémunération des médecins, l’OCDE effectue tout un travail de validation des données avant de les publier. « Il suffit de regarder une fiche de paie pour se rendre compte qu’il est compliqué d’analyser la rémunération », note Gaétan Lafortune, économiste sénior à la division santé de l’OCDE. Celui-ci indique donc que pour assurer la meilleure comparabilité possible des données envoyées par les différents pays, son institution a choisi de se fonder sur le concept de revenu brut : c’est le revenu « avant les impôts et cotisations que médecins salariés et libéraux doivent payer », précise l’économiste, mais sans ce qu’il appelle « les dépenses liées à la pratique », et que nous appellerions plutôt les charges d’exploitation.
Malgré tous les efforts effectués par l’OCDE, Gaétan Lafortune reconnaît que pour certains pays, la qualité des données n’est pas optimale. « Nos correspondants belges, par exemple, ne parviennent pas à déduire les dépenses liées à la pratique, et leurs chiffres sont donc surestimés, regrette l’économiste. Les Australiens, eux, prennent en compte les médecins qui sont encore en formation, ce qui aboutit à une sous-estimation. » Sans parler des pays qui n’envoient pas de données : les dernières données pour les États-Unis datent de 2001, et les Suisses, qui n’avaient jamais envoyé de données, devraient figurer pour la première fois dans le classement lors de la prochaine grande mise à jour de la base de données, en juin prochain. Petit cocorico en passant : Gaétan Lafortune estime que les données transmises par la France sont « de très bonne qualité ». Seul bémol : la Direction de la recherche, de l’évaluation, des études et des statistiques (Drees) du ministère de la Santé, qui est chargée de ce travail, n’actualise ses chiffres concernant les libéraux que tous les trois ans… ce qui occasionne quelques trous dans les tableaux de l’OCDE…
De la 8e place à la 3e marche du podium
Mais malgré ses défauts, la base de données de l’OCDE reste la meilleure disponible. Et les résultats qu’elle donne pour la France sont bien différents de ce que pourraient faire craindre les discours syndicaux. Certes, pour les médecins généralistes, le tableau reste relativement sombre. Ceux-ci affichent en effet une rémunération annuelle de 133 045 $ en Parité de pouvoir d’achat (PPA), c’est-à-dire en dollars ajustés pour le coût de la vie dans le pays considéré. Ce montant ne les classe qu’au 8e rang des 12 pays pour lesquels l’OCDE dispose de données postérieures à 2015. Ce n’est pas le dernier rang pointé par l’UFML sur ses affiches (celui-ci est occupé par l’Estonie avec 75 481 $ en PPA annuels), mais c’est loin de ce que touchent les généralistes allemands, qui surclassent tous leurs confrères des autres pays avec 200 501 $ en PPA par an.
Reste qu’on peut regarder la rémunération des généralistes sous un autre angle. Si l’on s’intéresse, par exemple, à ce qu’ils gagnent par rapport au salaire moyen au sein de leur pays, l’image renvoyée par les données de l’OCDE est toute autre. Pour cet indicateur, on ne retrouve en effet pas les praticiens tricolores à la dernière place du classement… mais sur la troisième marche du podium : les généralistes français gagnent en effet d’après l’OCDE 2,98 fois le salaire moyen. Encore une fois, c’est loin des résultats obtenus par leurs confrères allemands qui gagnent 4,36 fois le salaire moyen dans leur pays, mais c’est beaucoup mieux que la rémunération de généralistes exerçant dans des pays souvent cités comme des exemples : le Canada (2,94 fois le salaire moyen), la Belgique (2,48 fois le salaire moyen, malgré la surestimation des revenus des généralistes) ou encore les Pays-Bas (2,39 fois le salaire moyen).
Libéraux qui rient, salariés qui pleurent
Si l’on s’intéresse maintenant aux revenus des spécialistes libéraux, ceux-ci se trouvent exactement à la médiane des 9 pays pour lesquels l’OCDE dispose de données postérieures à 2015 : ils gagnent en moyenne 225 869 $ en PPA par an, soit beaucoup moins que les Luxembourgeois (370 728 $ en PPA), mais sensiblement plus que les Néerlandais (189 026 $). Et l’image renvoyée par la comparaison avec le salaire moyen est, là aussi, plus favorable : les spécialistes français gagnent 5,06 fois plus que la moyenne de leurs concitoyens, ce qui les situe à la 4e place du classement. Les plus à plaindre, finalement, sont les spécialistes salariés, qui avec un revenu annuel moyen de 97 436 $ en PPA se retrouvent au 15e rang des 27 pays pour lesquels l’OCDE dispose de données postérieures à 2015. Et comme ils ne gagnent « que » 2,12 fois le salaire moyen de leurs compatriotes, ils occupent pour cet indicateur un très modeste 21e rang.
Reste à savoir l’usage que l’on peut faire de tous ces chiffres. Pour Gaétan Lafortune, la réponse diffère selon l’indicateur considéré. « Le revenu en $ en PPA est la principale variable qui va être utilisée par certains pour dire qu’ils sont moins bien lotis que dans le pays X, Y ou Z, observe-t-il. Cela donne une idée du niveau de vie des médecins, et de l’attractivité du métier, dans la mesure où les médecins peuvent migrer d’un pays à un autre. » La comparaison avec le salaire moyen, elle, se place à un niveau plus interne. « Cet indicateur donne une idée de l’attractivité qu’il y a à devenir médecin par rapport aux autres occupations », décrypte l’économiste.
Hétérogénéité
Mais aussi intéressantes que puissent être les comparaisons internationales, elles buteront toujours sur un défaut majeur : l’hétérogénéité des professions médicales. « Nous distinguons les médecins généralistes et les médecins spécialistes, mais nous savons très bien qu’au sein même des spécialistes, il y a des différences de revenu très importantes », reconnaît Gaétan Lafortune. Et ce n’est pas Anne-Laure Samson, professeure d’économie à l’université de Lille qui a beaucoup travaillé sur les revenus des médecins libéraux français, qui va le contredire. « En termes de rémunération, on ne peut pas parler d’un médecin type », explique-t-elle, insistant notamment sur les différences qui peuvent exister entre médecins des différents sexes, des différentes générations, des différents secteurs de conventionnement, des localisations…
Autre lacune des données internationales : elles ne peuvent saisir qu’un instantané de la rémunération des médecins, alors qu’il peut être passionnant d’analyser les revenus des médecins dans le temps. « Avec Brigitte Dormont, nous avions pris les revenus nets des médecins sur l’ensemble de leur carrière, et nous les avions comparés à ceux des cadres supérieurs, qui ont un niveau de capital humain comparable, explique la Lilloise. Nous avions trouvé que jusqu’à 30-40 ans, les cadres avaient un revenu cumulé qui était supérieur, mais qu’ensuite, ce n’était pas le cas. Sur l’ensemble de la carrière, les médecins arrivaient à un niveau identique à celui des cadres les mieux rémunérés du secteur privé. »
Les données internationales ne permettent pas non plus de prendre en compte le temps de travail des médecins. « Nous travaillons avec des revenus annuels, nous ne rapportons pas des revenus mensuels ou horaires », reconnaît Gaétan Lafortune. Or l’une des particularités des professions médicales, surtout en libéral, est la possibilité qu’ont les praticiens de moduler leur temps de travail, et donc en quelque sorte de choisir leur niveau de revenu. « On constate par exemple qu’il existe un profil particulier de médecins qui concentre son activité en début de carrière, et qu’à partir de 40 ou 50 ans, ils travaillent moins, ce qui les différencie d’une bonne partie des cadres, qui évoluent dans la hiérarchie à partir de ces âges-là », remarque Anne-Laure Samson. On rêverait d’études internationales permettant d’aller aussi loin dans l’analyse.