Casse-tête infernal pour les prescripteurs, risque d’inobservance ou de rupture thérapeutique, les pénuries et les tensions d’approvisionnement en médicaments se sont multipliées par 20 en dix ans. Le problème est mondial et les causes ne sont pas univoques. Demande mondiale en hausse, manque de matières premières, disparité des prix... toute la chaîne est impliquée. Un comité chargé d’émettre des propositions pour endiguer le problème vient de voir le jour. Sa copie est attendue pour janvier.
Passer à la pharmacie s’assurer de son stock de corticoïdes, lui demander d’en mettre de côté pour ses patients. En début d’automne, le Dr Emmanuel Maheu avait ajouté cette nouvelle case à son emploi du temps. Pénuries obligent, « c’est le système D. On passe aussi plus de temps en consultation à expliquer au patient qu’il devra peut-être se rendre dans plusieurs officines pour trouver le prednisone 20 mg prescrit. On se débrouille… ». Le rhumatologue parisien, comme nombre de ses confrères médecins libéraux et hospitaliers, s’agace de ce temps médical perdu.
Corticoïdes, vaccins, anti-parkinsoniens et anti-cancéreux, antibiotiques injectables : les pénuries sont de plus en plus fréquentes. Multipliées par vingt en dix ans, elles ont atteint le record de 868 médicaments en tension ou en rupture en 2018 selon l’ANSM, qui pronostique plus de 1 200 produits concernés fin 2019. Et encore. Ce recensement ne tient compte que des médicaments qualifiés d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) par l’agence, susceptibles de mettre le pronostic vital en jeu, ou sans alternative thérapeutique. Face à ce sombre tableau, le gouvernement a engagé un plan de bataille en septembre pour évaluer des actions qui aillent au-delà de la seule gestion de pénuries. « Quelles que soient les solutions, le problème ne se résoudra pas d’un coup. Il est complexe et ce serait une erreur de raisonner de façon globale », prévient Bruno Bonnemain, membre du groupe de travail de l’Académie de pharmacie, qui a multiplié les rapports d’alerte détaillés sur le sujet depuis… 2011.
Des chaînes à flux tendu
Vu du comptoir de pharmacie d’où le patient repart bredouille, toutes les pénuries se ressemblent. Et peu lui importe que son médicament soit dans la liste des MTIM : « pour une personne âgée polymédiquée, la pénurie d’un médicament présente un vrai risque d’arrêt de traitement », insiste Yann Mazens, chargé de mission produits de la santé à France Assos Santé, qui représente les patients. « La première cause d’indisponibilité des médicaments, c’est le différentiel entre capacité de production et demande mondiale », énonce le Dr Thomas Borel, directeur scientifique du LEEM (industriels du médicament). « S’agissant des produits injectables, qui sont le plus souvent touchés, la capacité de production mondiale est insuffisante », abonde Bruno Bonnemain. Mais derrière ce panorama global, différents grains de sable peuvent gripper une chaîne de production fragilisée par son morcellement et son fonctionnement à flux tendu. Un éventail de causes que la mission sur les pénuries de médicaments confiée par le Premier ministre à Jacques Biot, ancien président de l’École polytechnique, entend lister en dressant une « séméiologie des ruptures ».
À chaque rupture sa cause
« Certaines pénuries sont liées au business mondial », analyse d’ores et déjà Jacques Biot. C’est le cas lorsqu’un pays émergent augmente sa demande, comme la Chine avec son besoin accru de vaccins. L’anticipation est ici « difficile à modéliser au-delà de cinq ans », explique Thomas Borel. « La demande pharmaceutique est soumise à de nombreux facteurs : épidémiologie, alternatives thérapeutiques d’un concurrent, choix de santé publique des états et nécessité de produire de multiples formes pharmaceutiques. Exemple : les vaccins, dont le temps de fabrication tourne autour de 18 mois. Pour les seuls 27 pays européens, nous avons 24 calendriers vaccinaux différents et pour 27 antigènes, il faut aujourd’hui fournir 4 000 présentations différentes. » Harmoniser les conditionnements des médicaments fait d’ailleurs aussi partie des questions auxquelles la mission Biot a prévu de réfléchir.
Pénurie en vue aussi lorsqu’un pays en plein développement, comme la Chine encore, devient plus soucieux de pollution, durcit sa réglementation et ferme des usines : « du point de vue de la planète, c’est plutôt une bonne chose, souligne Jacques Biot, mais il faut pouvoir en discuter avec ces pays en amont », car « construire une nouvelle usine demande des années », rappelle Thomas Borel.
Les ruptures peuvent encore être dues à ce que l’on englobe sous le terme d’accident industriel. Du cataclysme ou incendie qui ravage une usine, à l’impureté apparue lors d’un contrôle qualité, comme cela s’est produit pour les sartans, dont on a découvert « le caractère cancérogène, jusqu’ici inconnu, d’un des composants », indique Thomas Borel. Un défaut qui a déclenché une pénurie « alors même qu’il existait plusieurs producteurs sur le marché », souligne Bruno Bonnemain. Dès qu’un lot apparaît défectueux, la fabrication doit s’arrêter : « la chaîne de production pharmaceutique ne renonce jamais sur la qualité », souligne le représentant du LEEM.
Matières premières en tension
La pénurie de matière première (principe actif) serait à l’origine de 30 % des ruptures, « une cause parmi d’autres, loin d’être la plus importante », d’après Bruno Bonnemain. Selon le LEEM, 15 % des pénuries de médicaments sont par ailleurs liées à des principes actifs défectueux ou en tension d’approvisionnement. 80 % de la production de ces matières premières est aujourd’hui délocalisée, majoritairement en Asie (Inde et Chine). Un mouvement poussé depuis trente ans par la perspective d’investissements et de coûts de productions moindres, notamment en raison de normes environnementales plus souples. Dans ce nouveau paysage, « on peut se trouver acculé en corner, observe Jacques Biot : quand dans un marché mondialisé il ne reste plus qu’un fournisseur, on n’est pas à l’abri de comportements voyous, qui multiplient le prix de la matière première par cinq ».
Faut-il alors relocaliser en vrac toute la production de principes actifs ? Irréaliste, juge Thomas Borel, qui préférerait que l’on s’assure du maintien des 20 % de production restante en Europe. Le directeur scientifique du LEEM « n’imagine pas une entreprise baptisée Principes actifs France » assurant l’autosuffisance hexagonale. Sur la même longueur d’ondes, Jacques Biot souhaite « cartographier les usines européennes, distinguer les ruptures importantes, et celles pour lesquelles nous avons une véritable dépendance. Et si l’on souhaite rapatrier certaines productions, réfléchir concrètement : à quel coût, avec quels industriels, quelle incitation. » Relocaliser n’est « pas gagné pour des produits comme les antibiotiques ou les anticancéreux, compte tenu des règles environnementales européennes pour l’industrie chimique », juge Bruno Bonnemain. Mais pas infaisable, puisqu’un pays comme la Suisse s’y est mis. « Soutenir la recherche pour trouver des modes de production plus propres faisait partie des mesures que nous préconisions, mais cela n’a pas du tout avancé », observe l’académicien.
Le prix dans la balance
« Entre l’agence qui évalue le service médical rendu (SMR) des médicaments (la HAS) et celle (l’ANSM) qui définit des médicaments essentiels (MTIM) j’observe une certaine schizophrénie », souligne Jacques Biot. Depuis 1999, le Comité économique des produits de santé (CEPS) détermine le prix des nouveaux médicaments d’après l’évaluation du SMR. Or, « la plupart des produits frappés de pénuries sont des produits anciens, dont le prix a été fixé sans SMR », souligne Bruno Bonnemain, qui observe qu’ « historiquement, le problème des pénuries a démarré au moment de l’arrivée des génériques. » Pour tous ces médicaments, faute d’instruction contraire, mais en revanche tenu de limiter le budget de la Sécurité sociale, le CEPS revoit régulièrement leur prix à la baisse, dans un pays dont les industriels soulignent qu’il est déjà souvent les plus bas d’Europe. Bruno Bonnemain voit dans cette disparité l’une des raisons des pénuries, comme celle de l’anticancéreux 5FU, manquant dans l’Hexagone mais pas en Scandinavie, où il est vendu le plus cher. « Pour les corticoïdes ou les antibiotiques, vous avez des rapports de prix de 1 à 2, voire de 1 à 4 entre la France et l’Allemagne », appuie Thomas Borel. Face à cet écart, « imaginer un prix unique européen sur des produits indispensables serait une bonne idée, mais ça ne se fera jamais, compte tenu des différences de systèmes de santé. On pourrait au moins essayer un prix moyen européen, comme la Turquie, qui fixe les siens à partir de 4 ou 5 prix ? », réfléchit Bruno Bonnemain. En attendant, « au fil des réévaluations du CEPS, certains produits sont vendus en France à un prix inférieur au coût de revient », détaille Thomas Borel. Pas de quoi inciter aux efforts, soulignent les industriels, quand dans le même temps il faut investir dans les modernisations de chaînes imposées par les réglementations. « Une grosse entreprise peut compenser la baisse de marge avec ses autres produits. Mais pour une PME ça peut être délétère. »
Ces arguments, avancés par le LEEM qui exige un moratoire sur les baisses de prix, inquiètent les patients. France Assos Santé se déclare ainsi ravie que les députés aient à l’unanimité voté l’amendement proposé par Olivier Veran lors de l’examen du PLFSS, obligeant les industriels à disposer de quatre mois de stocks de médicaments, en Europe, sous peine de sanctions financières importantes. Un décret doit encore en préciser les contours, et notamment les produits concernés. Yann Mazens, chargé de mission produits et technologies à l’association, se méfie : « Le prix ne doit pas devenir un élément de chantage qui mènerait à une réduction de la liste des médicaments essentiels. Cela diminuerait mécaniquement le nombre de pénuries enregistrées, mais pas celui des autres, devenues invisibles. » En janvier dernier dans nos colonnes, Alain-Michel Ceretti, président de France Assos Santé, avait déjà épinglé les stratégies financières de certains industriels, qui d’après lui jetteraient le « discrédit » sur la réalité de certaines ruptures de stock. Et de conclure : « Balkaniser les négociations sur les prix, c’est ouvrir la porte à la stratégie du “plus offrant”. »
Sept équipes pour chercher un remède
Conformément à la feuille de route dévoilée début juillet par la ministre de la Santé et aux annonces du premier ministre en septembre, un comité de pilotage (COPIL), auxquels participent associations de patients, professionnels de santé prescripteurs, industriels et professionnels de la chaîne d’approvisionnement a été installé le 23 septembre dernier. Sept groupes de travail y sont constitués pour réfléchir aux 28 actions susceptibles à court terme de mieux gérer les pénuries (améliorer transparence et information entre acteurs, limiter l’impact des ruptures), les prévenir (optimisation des procédures d’achats hospitaliers), et à plus long terme d’endiguer leur inflation galopante (sécurisation de la chaîne d’approvisionnement, renforcement de la coopération européenne). Le COPIL doit se réunir trois fois par an et faire un premier point en janvier 2020. Pour ce même mois de janvier, l’ex-directeur de Polytechnique Jacques Biot s’est aussi vu confier une mission par le premier ministre, moins axée sur le palliatif, plus portée sur la partie industrielle du problème et le long terme. Objectif : émettre des propositions pour limiter le risque de ruptures et rénover la souveraineté européenne en matière de médicaments.