À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Santé, le grand bouleversement*, le Pr Jean-François Mattei s’est confié au Généraliste. Le président de l’Académie de médecine salue l’émergence de l’intelligence artificielle, une opportunité selon lui pour les médecins. Dans cet entretien, le généticien n’élude aucun sujet. Il livre ses doutes sur la PMA pour toutes et redoute les dérives de la commercialisation de la procréation, s’exprime contre la légalisation de l’euthanasie et réclame le renforcement de la clause de conscience des médecins. L’ancien ministre de la Santé revient aussi sur la dramatique canicule de l’été 2003 et assure n’avoir « pas fait de faute ».
« La médecine a tout à gagner avec l’intelligence artificielle », écrivez-vous. Pourquoi ?
Pr Jean-François Mattei : C’est un outil prodigieux qui vient doter le médecin d’une mémoire infinie avec une capacité de calcul monstrueuse. L’intelligence artificielle est un outil au service du praticien, qui va lui permettre d’économiser un temps qu’il pourra consacrer à son malade pour accentuer l’aspect humain. Je suis convaincu que tout ce que la science met à notre disposition, il faut le considérer comme une aide et non comme un substitut.
Avec l’IA, quelle sera la place du médecin ?
Pr J.-F. M. : La place du médecin ne changera pas. Lorsque quelqu’un souffre, il a besoin de se confier à un humain. Les malades continueront de venir voir le médecin, qui doit garder ce contact humain dans tous les gestes de la consultation. L’IA permettra une plus grande précision, elle fera du professionnel un médecin augmenté.
Le danger pourrait être d’abandonner le pilotage de la santé aux algorithmes. Quels garde-fous faut-il mettre en place ?
Pr J.-F. M. : Nous sommes face aux algorithmes comme nous l’étions face aux molécules médicamenteuses il y a trente ans. Nous devons nous assurer qu’ils ne peuvent pas faire de mal et cadrer les conditions de leur utilisation. Ces algorithmes doivent être labellisés, contrôlés, évalués. Le professionnel doit aussi toujours garder son libre arbitre et sa capacité de jugement. Un malade en face de vous ne réagira pas de la même façon que le suivant. Il peut être au chômage, avoir un problème conjugal, être pessimiste ou optimiste, etc. ça, l’intelligence artificielle ne peut pas l’apprécier. L’IA est un outil au service du médecin qui doit bénéficier au patient.
Je suis viscéralement et intellectuellement opposé au « tout génétique ». Le séquençage du génome induit les gens en erreur et est encouragé par les pressions commerciales de ceux qui savent le faire
Aujourd’hui, chacun peut faire séquencer son génome pour 1 000 euros. En tant que généticien, redoutez-vous des dérives eugénistes ?
Pr J.-F. M. : Le danger est le malentendu. Les gens s’imaginent qu’en connaissant leur génome, ils maîtrisent leur destin. Or une personne est le fruit de sa génétique mais aussi de sa culture. Un gène ne s’exprime pas toujours comme on l’attend. Quand vous mettez un mot dans un livre, sa signification dépend beaucoup des mots qui le précèdent et de ceux qui le suivent. Je suis viscéralement et intellectuellement opposé au « tout génétique ». Le séquençage du génome induit les gens en erreur et est encouragé par les pressions commerciales de ceux qui savent le faire.
La médecine prédictive représente-t-elle un progrès ou un danger ?
Pr J.-F. M. : Pour la trentaine de gènes de prédisposition bien connus, on peut envisager de prévenir ou de traiter une maladie (myopathie de Duchenne, chorée de Huntington, mucoviscidose…). Mais la question éthique, à laquelle il n’y a pas beaucoup de réponses, est de savoir s’il faut dire à un adolescent de 15 ans qu’il sera atteint à 75 ans de la maladie d’Alzheimer. Savoir sans pouvoir, je ne crois pas que cela soit très humain.
La PMA pour toutes est sur le point de devenir une réalité, mais vous exprimez sur ce sujet beaucoup de réserves.
Pr J.-F. M. : Dans notre société post-moderne, les gens expriment des désirs qu’ils veulent voir réaliser le plus rapidement possible, dès lors qu’une technique le permet. Le médecin est confronté à des demandes qui lui apparaissent contraires à la médecine. La procréation assistée étendue à toutes les femmes est un choix sociétal pour lequel le médecin n’a rien à dire. Ce désir des femmes est légitime, mais le satisfaire, c’est délibérément mettre au monde un enfant sans père, le priver de ses origines. Dans un récent avis, l’Académie de médecine pose la question de l’intérêt de l’enfant et a demandé des études. Nous avons voulu alerter sur les situations qui provoquent des troubles psychologiques et de l’épanouissement.
Le désir de PMA des femmes est légitime, mais le satisfaire, c’est délibérément mettre au monde un enfant sans père, le priver de ses origines
Vous évoquez également dans votre ouvrage le risque d’une pénurie de donneurs de sperme ?
Pr J.-F. M. : Nous avons déjà une pénurie de donneurs et elle sera accentuée si nous doublons la demande. Je trouve invraisemblable que l’on fasse une seule liste pour des gens relevant d’indications médicales et d’autres ayant un désir sociétal. Les couples hétérosexuels infertiles auront une moins bonne prise en charge. Je pense qu’il faut établir deux listes. Et si nous voulions être honnêtes jusqu’au bout, il faudrait également demander aux donneurs de sperme s’ils sont d’accord pour que leur don soit utilisé par un couple de femmes ou une femme seule.
Selon vous, la logique qui a justifié l’extension de la PMA aux femmes seules ou en couple va-t-elle s’appliquer à la GPA pour permettre aux couples d’hommes d’avoir un enfant ?
Pr J.-F. M. : Le risque est grand. Mais ce n’est pas le plus grave. Dès lors qu’il y a un problème entre l’offre et la demande pour les dons de sperme, le grand danger est d’aller vers une commercialisation de la procréation. Nous achèterions, comme dans certains pays, des spermatozoïdes ou des ovocytes. La commercialisation de l’humain pourrait avoir des conséquences dramatiques. S’ils apprennent qu’ils peuvent vendre un rein pour 40 000 euros, certains malheureux le feront.
Face au consumérisme médical, vous jugez nécessaire de préserver la clause de conscience des médecins. Dans quel cas ?
Pr J.-F. M. : La clause de conscience des médecins est inviolable et ne peut pas être remise en cause. En revanche, lorsqu’ils y ont recours, les praticiens ont l’obligation de d’adresser les patients à des confrères qui répondront à la demande. Un jour, j’ai été sollicité par un couple qui voulait que je donne de l’hormone de croissance à son petit garçon pour en faire un grand basketteur. Je ne pense pas que les médecins puissent franchir le pas de ce consumérisme médical. Ou alors peut-être qu’une nouvelle profession de praticien transhumaniste apparaîtra.
D’aucuns réclament une révision de la loi Claeys-Leonetti sur la fin de vie. Faut-il légaliser l’euthanasie ?
Pr J.-F. M. : Non, de mon point de vue, il ne faut pas légaliser l’euthanasie. Il est idéologique de vouloir le faire. On veut contrôler la procréation et maîtriser la mort, c’est le mythe de l’homme-Dieu, c’est Prométhée. En revanche, je suis partisan de la sédation profonde et continue, et favorable à ce que le médecin généraliste qui suit le patient à domicile y ait accès sous la réserve d’une décision collégiale. En revanche, provoquer délibérément la mort de quelqu’un ne me paraît pas relever du pouvoir ordinaire du médecin. Il y a un interdit, on ne tue pas. Les cas où l’on estime qu’il faut transgresser l’interdit doivent être encadrés.
Les fake news ont pris de l’ampleur dans la santé, comment gagner la bataille de l’information ?
Pr J.-F. M. : Je ne sais pas si ce combat sera gagné mais il doit être mené. Il faut absolument que les médecins de tous niveaux entrent dans le débat d’opinion et mettent le doigt sur les incohérences. On commence à redonner plus de place à la parole scientifique à l’école, il faut que tout le monde ait accès aux connaissances scientifiques. 10 % des Français pensent que la Terre est plate. Quant aux anti-vaccins, la très grande majorité d’entre eux attend avec impatience le vaccin contre le coronavirus ou le sida.
En tant qu’ancien ministre de la Santé, quel regard portez-vous sur la politique du gouvernement pour améliorer l’accès aux soins ?
Pr J.-F. M. : Globalement, je pense que les orientations prises depuis trois ans sont bonnes en axant la politique sur la territorialisation, en mettant l’accent sur le parcours de soins ou en amorçant des réponses contre les déserts médicaux – les maisons de santé, les consultations avancées ou les IPA. Mais plutôt que de désert médical, je préfère parler des déserts de service public. On ne peut pas demander à un médecin de s’installer dans un village de 500 à 600 personnes s’il n’y a pas de poste, d’école ou de banque. Les médecins ont évolué et les nouvelles générations ont changé de mentalité. Les jeunes souhaitent de plus en plus être associés, salariés, ils sont davantage prêts à déléguer. On ne s’en sortira pas autrement !
Vous êtes critique sur la politique du gouvernement qui a compliqué l’accès aux soins des migrants. Regrettez-vous ce tournant ?
Pr J.-F. M. : Dès lors qu’une personne est malade sur notre territoire, fut-elle mauritarienne, nigérienne ou d’ailleurs, elle doit être soignée. On ne peut pas transiger sur ce point. C’est une situation qui ramène le médecin à son devoir premier : soigner. Aujourd’hui, les pouvoirs publics se reposent trop sur l’associatif. Notre système de santé ne pourra pas se contenter, pour l’essentiel, d’un transfert tacite et durable de sa responsabilité sur les seules associations caritatives et humanitaires qui font tout leur possible mais manquent souvent de moyens.
Ministre de la Santé, vous aviez été accusé de ne pas avoir pris la mesure de la catastrophe sanitaire de la canicule pendant l’été 2003 (15 000 morts). Avez-vous des regrets ?
Pr J.-F. M. : Je ne parle pas beaucoup de ce sujet car je ne veux pas donner l’impression de me dédouaner. Vous me demandez entre les lignes si j’ai commis une faute d’appréciation. Non, je n’ai pas fait de faute. Je n’ai jamais été convoqué par un juge. Le président de la République (Jacques Chirac, NDLR) a d’ailleurs refusé ma démission. Plusieurs enquêtes ont montré que toutes les villes et tous les pays qui ont été confrontés pour la première fois à une crise caniculaire se sont laissés prendre de court. Ce fut le cas des Américains, des Canadiens à Vancouver ou des Grecs à Athènes.
Avec le recul, je ne considère pas la gestion de la canicule comme un échec personnel [...] Compte tenu de ce que l’on savait à l’époque, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre
Qu’est-ce qui a péché ?
Pr J.-F. M. : Au début de la chaleur extrême, on a donné des conseils aux gens : ne sortez pas au soleil, fermez les volets, prenez des douches, buvez, et les gens me disaient : « ce n’est pas de la médecine, c’est du bon sens ». Ils n’ont pas pris ça comme des mesures à caractère médical. Tous les jours, je questionnais la DGS et on me faisait la même réponse : « il n’y a aucun signal, rien ne remonte, l’INVS ne voit rien ». J’ai compris après que ce qu’ils disaient était à peu près juste. Dans une maison de retraite, il y a en moyenne un mort tous les 15 jours. Quand il y en a deux, vous n’allez pas déclencher l’alerte. Si c’est le cas dans toutes les maisons de retraite, la mortalité double. Cette catastrophe s’est déroulée de façon silencieuse et son ampleur s’est révélée car il n’y avait plus de place dans les morgues, plus de cercueils.
Cet épisode a-t-il écourté votre passage au ministère de la Santé ?
Pr J.-F. M. : Je n’ai pas quitté le pouvoir à cause de la canicule mais en 2004, après une déroute aux élections régionales, le président n’ayant par ailleurs pas voulu de ma réforme de la Sécurité sociale. En quittant le gouvernement, j’ai été président de la Croix-Rouge française pendant 9 ans. Cela a été les meilleures années de ma vie car être au service des gens qui souffrent a toujours été ma vocation. Avec le recul, je ne considère pas la gestion de la canicule comme un échec personnel mais une très grande déception. Quand on est ministre de la Santé et qu’il y a 15 000 morts, on se demande ce qui n’a pas fonctionné. Compte tenu de ce que l’on savait à l’époque, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre.
Crise à l’hôpital, l’Académie interpelle le gouvernement
Sa prise de position est assez rare pour être signalée : l’Académie de médecine s’est illustrée le 18 février en appelant le gouvernement à prendre des mesures « à la hauteur » pour résoudre la crise de l’hôpital. Dans un communiqué incisif, l’institution déplore l’absence de prise en compte des problèmes de fond des établissements publics : mal-être des personnels soignants, démission des médecins de leurs fonctions administratives illustrant « le désespoir et la perte de sens ». L’Académie plaide pour une revalorisation des salaires des personnels soignants et une refonte de la gouvernance. « Je pense absurde que dans les établissements, les médecins n’aient pas voix au chapitre dans le domaine médical, confie le Pr Mattei. Il y a dans la médecine un certain conservatisme au motif qu’on ne change pas ce qui marche. Or, derrière le soin des patients, les médecins sont en guerre avec leur direction pour des investissements en équipement ou des achats, pour des recrutements de personnel. »
* Santé, le grand bouleversement. Comment serons-nous soignés demain ?, éd Les liens qui libèrent, 270 pages, 20 euros.