Pr Raphaël Pitti  :« En Ukraine, nos équipes mobiles forment à l'échographie d'urgence »

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Publié le 25/11/2022
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Depuis le début du conflit en Ukraine, l'ONG Mehad (ex-UOSSM France) est à pied d'œuvre pour former les médecins ukrainiens à l'échographie portable. De retour de Kharkiv, le Pr Raphaël Pitti, professeur de médecine d'urgence, confie les difficultés auxquelles fait face la communauté médicale, alors que les campagnes de bombardements lui rappellent la Syrie d'il y a quelques années et ses drames humanitaires.

LE QUOTIDIEN : En mars, vous avez mis sur pied une formation pour le personnel soignant ukrainien à Lviv, près de la frontière polonaise. Huit mois plus tard, comment la situation a-t-elle évolué ?

Pr RAPHAËL PITTI : Grâce à nos huit formateurs opérationnels, nous avons pu former 36 personnes. Le retrait russe du nord du pays ainsi que les avancées ukrainiennes à Kharkiv et à Kherson nous ont fait douter : la guerre se concentrait dans l’est du pays, tandis qu'à Lviv et à Kiev, la vie reprenait son cours. On s’est donc demandé s’il était pertinent de poursuivre notre mission dans ces villesoù le système de santé des armées est déjà très bien organisé.

Nous avons donc décidé de nous redéployer dans l'est, à Kharkiv, où nous avons monté des équipes de formation mobiles à l'échographie d'urgence, chargées d'opérer en zones de combat. C'était d'autant plus pertinent de procéder ainsi que nous bénéficions désormais d'une évolution technologique : un échographe de 9 kg connecté à un smartphone qui lui sert d'écran.

Cet appareil dispose d'une sonde linéaire et d'une sonde viscérale. Nous nous en servions déjà en Syrie, mais il coûtait 12 000 euros à l'époque. Les nouveaux dispositifs ne coûtent que 2 600 euros. Nous pouvons donc les utiliser en plus grand nombre.

Les Ukrainiens se battent depuis 2014. Leurs médecins ont accumulé une grande expérience. Que peuvent véritablement leur apporter vos formations ?

Les médecins militaires sont en effet très bien formés, mais ce n'est pas le cas des médecins civils situés dans la « zone rouge » des combats. Les Ukrainiens ne disposent pas de cours protocolisés, leurs formations se font sur le tas. Nous pouvons leur apporter une assistance pédagogique. Durant les prochaines semaines, je vais mettre en place une formation de chirurgiens pour le « damage control », c'est-à-dire la prise en charge d'urgence avant le transport en réanimation ou en chirurgie.

J'ai aussi discuté avec le général commandant des pompiers de la ville de Kharkiv qui a 10 000 personnes sous ses ordres. Un centre de formation au secourisme de guerre doit se mettre en place et il est prévu que nous leur apportions une aide en termes de moyens pédagogiques.

La situation ressemble-t-elle à ce que vous avez connu en Syrie ?

La situation n'est pas aussi catastrophique qu'en Syrie, où les soignants fuyaient le pays et les hôpitaux étaient tellement pris pour cible qu'il était dangereux de s'y rendre. En Ukraine, la destruction est moins systématique et les soignants tiennent bon, mais il y a des similitudes.

Quand les Russes sont arrivés en Syrie en 2015, ils ont assiégé les villes, détruit systématiquement l'approvisionnement en eau, en électricité et les sites de distribution alimentaire jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de capacités de résistance. Nous y avons vu l’utilisation de munitions à fragmentation, de napalm, d’ypérite et de gaz sarin à l'encontre des populations, ainsi que de nombreux crimes de guerre.

Les dernières semaines de combat en Ukraine ressemblent de plus en plus à cela. D'ailleurs, le nouveau commandant en chef de l'Armée russe, Sergueï Sourovikine, est celui qui a commandé les forces en Tchétchénie et en Syrie. Il est probable qu'il applique les mêmes méthodes.

Dans la région des combats, les hôpitaux fonctionnent-ils toujours malgré les campagnes de destructions russes ?

Les coupures de courant sont nombreuses, le chauffage est coupé et les alertes sont constantes, mais les hôpitaux fonctionnent toujours grâce à des électrogènes. Ils ont mis en place un plan blanc avec une salle d’afflux massif pour le triage des victimes.

En revanche, j'ai peur de ce qui va suivre, car l'armée russe va s'installer longtemps, comme en Syrie où ils ont mis six mois pour détruire méthodiquement Alep. Elle se retire, mais bombarde tout ce qui sert à produire ou distribuer de l'électricité. Les Ukrainiens craignent les attaques chimiques, et ils ont raison. Le recul d'Obama en Syrie a fait que la ligne rouge s'est déplacée du chimique au nucléaire. L'arme chimique a d'ailleurs déjà été utilisée à Marioupol sans que cela ne provoque de vagues d'indignation.

Il faut tout de même mettre en avant les éléments de la résilience : la télévision joue un rôle important en diffusant des histoires optimistes de familles qui se retrouvent et des chansons pour maintenir le moral. La population se soutient pour supporter le psychotraumatisme collectif. À ce propos, nous allons aussi mettre en place une formation, avec pour référent le Pr Cyril Tarquinio du centre de psychologie Pierre Janet de l’université de Lorraine.

Propos recueillis par Damien Coulomb

Source : Le Quotidien du médecin