Le Sénat, dominé par l'opposition de droite, a voté une réduction de l’aide médicale de l’État (AME), transformée en aide médicale d’urgence (AMU). Alors que ce dossier reviendra à l'Assemblée en décembre, de nombreux soignants affichent leur soutien à cette couverture accordée aux étrangers en situation irrégulière, pour des raisons à la fois sanitaires, éthiques et économiques.
« Trop chère », « appel d’air migratoire », etc. Depuis sa création en 2000, l’aide médicale d’État (AME) est remise en question, principalement par la droite et l’extrême droite. Marqueur social, ce dispositif permet aux étrangers en situation irrégulière, présents sur le territoire national depuis au moins trois mois, de bénéficier d’une prise en charge gratuite de leurs soins, sous réserve de faibles revenus – le plafond annuel de ressources pour une personne seule étant fixé à 9 719 euros. Factuellement, l'AME coûte 1,2 milliard au budget de l'État pour quelque 420 000 bénéficiaires en 2022.
La moitié des personnes éligibles couvertes
Analysée sous toutes ses coutures, soupçonnée de dérives mais en réalité très contrôlée, l’AME a fait l’objet de quatre rapports ces dernières décennies (Igas en 2003, puis en 2007, 2010 et 2019 avec l'Inspection générale des finances). Seuls les services de l’aide sociale à l’enfance ont fait l’objet de missions aussi fréquentes depuis 2000, pointe l’historienne Caroline Izambert. Pourtant, les travaux de la sociologue Céline Gabarro (Université de Paris) ont montré que l'obtention de cette aide relève souvent du parcours du combattant. Et de fait, selon la toute dernière étude de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) publiée cet été, « seules 51 % des personnes éligibles sont effectivement couvertes ».
Pour éclairer le débat dans le contexte inflammable du projet de loi immigration, la Première ministre a confié une mission à Claude Evin, ancien ministre socialiste des Affaires sociales, et à Patrick Stéfanini, spécialiste des questions d’immigration, ex-directeur de la campagne présidentielle de François Fillon. Dans leur prérapport remis à Matignon, les deux experts soulignent que « l’AME n’est pas un facteur d’attractivité » pour les étrangers.
La droite remporte une bataille
Pourtant, le 7 novembre, le Sénat — dominé par la droite — a supprimé l’AME pour la transformer en « aide médicale d’urgence » (AMU), dans le cadre de l'examen du projet de loi immigration. Après deux heures de débat, 200 sénateurs (dont 133 LR) ont voté pour cette réforme et 136 contre. Si elle était définitivement adoptée en l'état, cette aide médicale d'urgence serait ainsi recentrée sur « la prophylaxie et le traitement des maladies graves et de douleurs aiguës », « les soins liés à la grossesse et ses suites », « les vaccinations réglementaires », « les examens de médecine préventive » et « les soins urgents dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître ».
Dans l’hémicycle de la chambre haute, les échanges ont été âpres. Le gouvernement, lui-même tiraillé sur ce dossier, a ponctué son argumentaire d’un « avis de sagesse », même si la ministre déléguée aux Professions de santé Agnès Firmin Le Bodo a livré un plaidoyer en faveur de cette aide médicale pour les sans-papiers. Face aux coups de boutoir, la gauche sénatoriale s’est mobilisée en vain pour préserver cette prestation sociale.
Une « faute » pour Rousseau
Le ministre de la Santé Aurélien Rousseau a qualifié la décision du Sénat de « faute ». Il a réitéré son attachement à l'AME, « principe d’humanité, de santé individuelle et de santé publique », embrassant l’opinion majoritaire de la communauté médicale (lire page 11). « On ne basculera jamais dans un dispositif type aide médicale d’urgence », a-t-il encore affirmé dimanche dernier. Le même jour, quelque 3 500 praticiens salariés et libéraux s'engageaient même à « désobéir » et continuer de soigner gratuitement ces malades si l'AME devait disparaître. Quelques jours plus tôt, plus de 3 000 soignants s’étaient déjà exprimés dans Le Monde pour défendre l’AME, pointant le risque de retards de diagnostic et de dégradation de l'état de santé.
La Fédération hospitalière de France (FHF) a dénoncé sa suppression, « une hérésie humanitaire, sanitaire et financière ». Même son de cloche pour la FHP (cliniques) qui appelle les députés à « rétablir » ce dispositif. Le directeur de l’AP-HP Nicolas Revel a partagé sa « très vive inquiétude », relayant celle de la profession au sein du CHU francilien.
Preuve de l'embarras de l'exécutif, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, qui s'était déclaré à titre personnel favorable à une remise en cause de l'AME, a fait marche arrière. « Je n'ai pas été favorable à la suppression de l'AME mais j'ai trouvé normal qu'on puisse poser des questions pour éventuellement la transformer, parce qu'il peut y avoir des abus », a-t-il nuancé. « Ce n'était pas dans le texte que j'ai proposé et moi je ne souhaite pas que ce soit dans le texte qui ira à l'Assemblée », a-t-il recadré. Le gouvernement aura le renfort de 26 députés MoDem, qui ont dit « oui à l’exception sanitaire française » dans une tribune publiée dans La Croix le 6 novembre.
Pr Juvin : « ce n'est plus open bar »
Parmi les députés de l'opposition de droite, le Pr Philippe Juvin (LR, Hauts-de-Seine) défend la ligne de fermeté du parti auprès du Quotidien. « Il faut certes soigner le patient qui a une jambe cassée aux urgences. En revanche, quand je vois arriver des personnes en prédialyse à Roissy qui filent directement à l’hôpital en taxi et entrent dans un circuit de dialyse… Il y a là un sujet majeur, car nous avons déjà du mal à traiter tous les assurés. » Pour lui, face « aux nombreux abus », c’est un signal qu’il faut envoyer car « ce n’est plus open bar ». Bref, « diminuer la voilure », résume aussi le Dr Yannick Neuder (LR, Isère), qui a présenté en octobre un contre-budget en parallèle de l’examen du PLFSS, estimant à 700 millions d’euros d’économies la transformation de l’AME en AMU.
Chercheur à l'Irdes et spécialiste de l'AME, Paul Dourgnon bat en brèche cet argument budgétaire. « La suppression de l'AME n’a aucun sens d’un point de vue financier. Car ce qui ne sera plus dans les comptes de l’AME le sera ailleurs… Ces personnes ne vont pas arrêter de se soigner et iront dans des structures coûtant plus cher encore, comme les urgences ».
Le sort de l'AME sera réexaminé à l’Assemblée à partir du 11 décembre, ce qui promet de nouveaux échanges vifs, toujours sous l'œil inquiet de la profession. Le risque existe aussi que cette réforme soit un « cavalier législatif », comme le suggèrent plusieurs experts – et donc qu’elle soit censurée par le Conseil constitutionnel.