Depuis le 2 septembre, le procès de l’affaire Mazan, du nom d’une commune du Vaucluse où une femme, droguée aux benzodiazépines par son mari, a été violée par des dizaines d’hommes recrutés en ligne, met en lumière la question de la soumission chimique. Au cœur des interrogations figure notamment l’errance médicale de la victime, dont les infections sexuellement transmissibles (IST), les douleurs gynécologiques, la fatigue ou encore les pertes de mémoire, n’ont, pendant 10 ans, jamais été reliés aux violences subies.
« Il n’est pas évident de penser à la soumission chimique. Car deux sujets délicats à aborder pour les médecins sont soulevés : les violences et la santé sexuelle », admet la Dr Émeline Pasdeloup, médecin généraliste et co-responsable du groupe de travail sur les violences interpersonnelles du Collège de médecine générale (CMG). Le repérage des victimes de soumission chimique constitue un angle mort en médecine. Même les données sur le phénomène restent partielles.
L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) publie depuis 2003 une enquête annuelle sur le sujet, menée par le Centre d’addictovigilance de Paris à partir des données nationales de signalements. La soumission chimique y est définie comme « l’administration à des fins criminelles (viols, actes de pédophilie) ou délictuelles (violences volontaires, vols) de substances psychoactives (SPA) à l’insu de la victime ou sous la menace. » Elle est à distinguer de la vulnérabilité chimique pour laquelle l’état de fragilité est induit par une consommation volontaire.
En 2021 (date des dernières données disponibles), 727 signalements suspects de soumission ou de vulnérabilité chimique ont été recensés, dont 86,4 % à la suite d’un dépôt de plainte. Par rapport à 2020, la hausse de 34,9 % est à interpréter « en miroir avec la levée progressive des restrictions sanitaires et des évènements majeurs de 2021 », que sont la diffusion du hashtag #balancetonbar et la médiatisation d’une série d’injections « malveillantes » dans des boîtes de nuit, indique le rapport. Cette augmentation masque néanmoins une « importante sous-estimation » du phénomène, relève la Dr Laurène Dufayet, médecin légiste à l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu (AP-HP) : « Très peu de signalements sont réalisés pour des situations suspectes. »
Selon le rapport de l’ANSM, dans 69,5 % des cas, la soumission chimique vise une agression sexuelle. Et près d’une victime sur deux rapporte une amnésie des faits (48 cas). Les produits incriminés sont souvent des médicaments psychoactifs (56 %), comme le tramadol et la zopiclone mais aussi le diazépam, l'alprazolam et la doxylamine. Ce constat doit conduire les prescripteurs à « garder en tête que les détournements d’usages existent », à « faire attention aux doses » et à « réévaluer régulièrement la prescription », encourage la Dr Pasdeloup. Le recours à des substances non médicamenteuses progresse par ailleurs (44 % versus 28% en 2020), notamment à la MDMA (amine sympathicomimétique, molécule psychostimulante de la classe des amphétamines).
De signes souvent peu évocateurs
Les signes cliniques d’une soumission chimique ne sont pas particulièrement spécifiques. À côté d’une amnésie complète ou partielle, des manifestations neurologiques, telles que de la somnolence ou des troubles de l’équilibre, sont observées. Plus globalement, les cas de violences peuvent entraîner « une symptomatologie fonctionnelle, des troubles du comportement alimentaire et des symptômes psychiatriques (syndrome de stress post-traumatique, troubles anxieux et/ou dépressifs, addictions, etc.) », détaille la Dr Pasdeloup. « Des troubles du comportement peuvent aussi être rapportés par les proches », souligne la Dr Dufayet.
Le praticien peut évoquer et rechercher l’existence de violences (présentes ou passées) face à « toute pathologie non expliquée médicalement », poursuit la Dr Pasdeloup. Des signes peu évocateurs peuvent alerter : « des lapins répétés, un mari qui parle systématiquement à la place de sa femme en consultation, une discordance entre le discours et les signes cliniques », liste la généraliste.
Face à une suspicion ou à un cas vraisemblable de soumission chimique, il faut « encourager la victime à porter plainte » et « mener rapidement une analyse toxicologique », incite la Dr Dufayet. Pour que les analyses soient fiables, il vaut mieux qu’elles soient réalisées par un laboratoire expert ; à la suite d’une plainte, les prélèvements conservatoires seront réalisés à l’unité médico-judiciaire et la justice pourra demander ces analyses, précise-t-elle. Des délais très courts sont à respecter pour espérer trouver des traces des produits utilisés. « Le GHB par exemple est traçable, après la prise, pendant 4 à 6 heures dans le sang et 10 à 12 heures dans les urines », indique la légiste. Si les délais sont passés, reste la possibilité d’une analyse capillaire, à réaliser entre 4 à 6 semaines après les faits. Mais la méthode « n’est pas toujours efficiente pour détecter une prise occasionnelle », poursuit-elle. Les cas sont aussi à signaler à l’ANSM.
Prendre en charge en s’appuyant sur un réseau
La prise en charge des victimes doit inclure le suivi des IST, et notamment un traitement VIH post-exposition et une prise de sang à 6 semaines et à 3 mois. Une prise en charge médico-psychologique et une orientation vers une association peuvent aussi être utiles. De manière générale, dans les cas de violences, la Dr Pasdeloup invite ses confrères à « ne pas rester seuls » et à se constituer un réseau de ressources mobilisables dans les sphères judiciaire et associative, avec les structures d’hébergement d’urgence, les psychologues et les sages-femmes. « Il est nécessaire de se renseigner sur ce qui existe localement », insiste-t-elle.
Quant aux violences, il est important que les soignants sachent que les victimes ne parlent pas si elles ne sont pas interrogées. « C’est un sujet qui peut tous nous concerner. Il faut prendre conscience de l’ampleur et de la fréquence des violences et ne pas craindre de poser des questions, encourage la Dr Pasdeloup. Il n’y a pas de “bonne question” toute faite à poser ou non. C’est plutôt à chacun de trouver la question qu’il est à l’aise de poser. » L’objectif, poursuit-elle, est d’être « identifié comme une personne-ressource », plaide la généraliste. Ce dépistage systématique fait d’ailleurs partie des recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) sur les violences conjugales, mais peut s’appliquer à d’autres formes de violences.
La question des violences intrafamiliales n’est pas toujours évidente pour les généralistes : « On est souvent médecin de famille et on soigne la victime et son agresseur », relève-t-elle. « Il faut toujours être dans une démarche de soins, en cohérence avec ses valeurs, quitte à passer la main à un confrère », poursuit-elle.
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