C’est autour du thème « Alcoologie, addictologie : nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, nouveaux enjeux » que se sont tenues, mi-mars, les Journées de la Société française d’alcoologie. Que ce soit en s’intéressant aux intrications fortes entre pathologies mentales et mésusage de l’alcool – qualifiés désormais de « pathologies duelles » – ou en se penchant sur les interventions de soins primaires, cette édition 2020 avait pour objectif de sortir du sérail de l’alcoologie classique pour se tourner vers d’autres disciplines et d’autres approches.
On estime qu’un patient abusant de l’alcool sur deux souffrirait d’une pathologie psychiatrique. Or celles-ci sont souvent sous-estimées (l’alcool modifiant et masquant leur expression), et sous traitées (la prise en charge se focalisant généralement sur le sevrage en alcool). Très en vogue en psychiatrie depuis quelques années, le concept de pathologies duelles cherche à casser cette tendance en « officialisant » la coexistence morbide d'un ou plusieurs troubles psychiatriques et d'une ou plusieurs addictions, chez un même patient, avec apparition d’interactions entre les deux pathologies.
Une symptomatologie psychiatrique émoussée par l’alcool
En cas d’addictions et en particulier à l’alcool, on déplore un sous-diagnostic majeur des pathologies psychiatriques. « La consommation chronique d’alcool écrête l’expression des troubles psychiatriques masquée derrière les manifestations liées à l’alcoolisme, et la symptomatologie ne remplit pas toujours les critères exigés par le DSM », explique le Pr Georges Brousse (Clermont-Ferrand). On peut attribuer à l’alcool la labilité émotionnelle d’un épisode dépressif ou maniaque, le repli sur soi d’un dépressif, et les troubles bipolaires sont rarement typiques.
Parmi les troubles anxieux associés à l’alcool, le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) est fréquent, après des antécédents de violences dans l’enfance – maltraitance, négligence parentale, violences familiales, abus sexuels –, qu’on retrouve chez 60 % des femmes qui consomment de grandes quantités d’alcool sur des temps très courts. L’abus secondaire d’alcool peut aussi survenir après un SSPT à l’âge adulte.
Il est difficile de repérer un trouble schizophrénique derrière l’alcool, les symptômes étant plus volontiers déficitaires que délirants, se traduisant par un repli sur soi, un appauvrissement psychique qu’on pense peu à raccorder à la schizophrénie. L’alcoolisme peut aussi être lié à un trouble de la personnalité, mais on s’arrête parfois un peu trop souvent à ce diagnostic sans aller plus avant à la recherche d’une pathologie mentale sous-jacente.
La question doit se poser devant un alcoolisme précoce (dès l’adolescence), des alcoolisations massives, des co-addictions, difficiles à prendre en charge. « Il y a un problème conceptuel majeur, et tout particulièrement pour la psychiatrie française, qui tend à considérer qu’un trouble mental induit par une substance ne constitue pas une véritable pathologie psychiatrique,souligne le Dr Brousse. On devrait plutôt raisonner en sens inverse, et l’envisager comme une pathologie mentale jusqu’à preuve du contraire, même dans un contexte de consommation de substances. »
Lorsqu’un patient souffrant d’une pathologie mentale connue s’alcoolise, le diagnostic de pathologie duelle est plus facile à faire, mais pour autant pas vraiment plus aisé à traiter.
Des vulnérabilités communes aux deux types de troubles
Il existe des vulnérabilités communes à l’expression des deux troubles (génétique, antécédents familiaux de troubles psychiatriques ou addictifs, etc.). Les personnes développent à la fois une pathologie mentale et une consommation abusive d’alcool, et l’addiction à l’alcool intervient comme un « soulagement » mais aussi un renforçateur de la pathologie mentale. Y compris dans le SSPT où, par exemple chez les militaires qui développent une alcoolo-dépendance, on se rend compte qu’ils avaient auparavant une consommation déjà un peu plus importante, qui s’est emballée du fait du traumatisme et qui empêche le patient de sortir de l’état post-traumatique.
Que ce soit pour se donner du courage, calmer l’anxiété ou soulager les troubles dépressifs, les histoires de prises d’alcool « thérapeutiques » abondent. « L’alcool est un anxiolytique très puissant mais c’est aussi le pire », selon le Pr Michel Raynaud (Paris). Une fois ses effets dissipés, il aggrave l’anxiété. Très dépressogène, il multiplierait par 5 à 10 fois le risque suicidaire, aussi bien chez la femme que chez l’homme.
Une prise en charge intégrée et multidisciplinaire
L’idée qui prévaut encore est de traiter l’addiction, et de n’explorer qu’ensuite la question de la pathologie mentale, ce qui est assez illusoire. Ainsi, si le patient arrête l’alcool, les symptômes dépressifs disparaissent dans 70 % des cas, mais certains n’arrivent pas à se sevrer et pour les autres, si on ne les traite pas, un certain nombre va rechuter plus vite et plus fort. Même lorsque les symptômes psychiatriques s’améliorent, le patient doit être surveillé pendant plusieurs mois et traité si nécessaire pour sa pathologie mentale. Il faut traiter les deux troubles en tenant compte de l’influence réciproque des comorbidités, l’idéal étant une prise en charge intégrée par une équipe multidisciplinaire.
Globalement, l’efficacité des psychotropes est similaire dans un contexte d’abus d’alcool, d’autant plus si la consommation a baissé, mais la réponse thérapeutique est moins facile à évaluer.
En ambulatoire, le sevrage est difficile à obtenir. Il est essentiel de repérer le contexte de l’alcoolisation et d’insister sur la question de la capacité des patients à contrôler leur consommation.