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Dossier

Le One Health au cœur de la feuille de route contre l’antibiorésistance

Par Damien Coulomb - Publié le 15/11/2024
Le One Health au cœur de la feuille de route contre l’antibiorésistance

Des recherches visent à comprendre comment se propagent les résistances bactériennes entre humains, animaux et environnement
Sabrina Dolidze/SIPA

Former les soignants, développer la surveillance, renforcer la recherche de nouveaux traitements, comprendre les déterminants sociaux du mésusage des antibiotiques… La deuxième feuille de route interministérielle de lutte contre l'antibiorésistance brasse large, mais un concept revient dans tous les chapitres, celui d’ « Une seule santé » ou « One Health ».

Haro sur l’antibiorésistance ! L’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation pour l'alimentation et l'agriculture, le programme des Nations unies pour l’environnement, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation mondiale pour la santé animale ont signé début septembre un accord de près de 90 millions d’euros pour lutter contre l’antibiorésistance. Dans leur déclaration, ces institutions mettent en avant l’importance de conjuguer santé humaine, santé animale et environnement : le fameux concept « One Health ». En France, la nouvelle feuille de route interministérielle de lutte contre l’antibiorésistance, publiée peu après, suit la même logique.

« L'antibiorésistance est un phénomène global qui touche l'homme, l'environnement et l'animal, rappelle le Pr Yazdan Yazdanpanah, directeur de l'ANRS-Maladies infectieuses émergentes (ANRS-MIE). Si on veut mieux comprendre la dissémination et le risque d'émergence, il faut regarder comment ces bactéries se transmettent, mais aussi si ce qu’on mange a un impact, comment les bactéries voyagent dans l'environnement, etc. »

Sur les 11 projets déjà financés par le programme prioritaire de recherche (PPR) sur l'antibiorésistance, plusieurs suivent déjà cette philosophie. C'est le cas de celui porté par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’environnement (Anses), qui étudie la dynamique de la propagation, de la persistance et de l'évolution de la résistance bactérienne entre les humains, les animaux et leur environnement. Un autre projet, coordonné par l'École supérieure de physique et chimie industrielle (ESPCI) de Paris, a lui pour ambition de caractériser les colonies bactériennes du sol.

Un million d'euros a également été consacré à la création d'une chaire d'excellence Inserm sur l’antibiorésistance, occupée par le canadien Ed Topp. Sa mission consiste à travailler avec l'Inrae à la mesure des quantités de bactéries présentes dans les cultures et les conséquences potentielles sur la santé humaine. « Ce genre de projet nécessite un ensemble de compétences que nous n'avons pas à l'Inserm, ne serait-ce que pour extraire des bactéries de la peau des tomates », précise la chercheuse biologiste Évelyne Jouvin-Marche, qui coordonne le PPR Antibiorésistance et qui a participé à l’élaboration de la nouvelle feuille de route.

Un goût de trop peu

La première feuille de route en 2016 « a eu un effet très structurant », poursuit Évelyne Jouvin-Marche. Des collaborations ont été établies entre organismes de recherche et institutions chargées de la surveillance. Les chercheurs ont été fédérés au sein du métaréseau « Promise ». Des discussions sont d'ailleurs en cours pour obtenir un complément de financement car, en l'état actuel des choses, « le financement de ce réseau s’arrête dans un an », alerte le Dr Bruno François, anesthésiste-réanimateur au CHU de Limoges et chercheur clinicien à l'unité Inserm Résinfit.

Si on se contente de produire de nouveaux antibiotiques, on ne fait que reporter le problème dans le temps

Pr Yazdan Yazdanpanah, directeur de l’ANRS-MIE

« Ce qui est important, c'est que l'on n'a pas uniquement mis en place des recherches sur de nouvelles molécules, complète le Pr Yazdanpanah. Si on se contente de produire de nouveaux antibiotiques, on ne fait que reporter le problème dans le temps. » C'est également dans le cadre de la première feuille de route que la France est en train de se doter de la plateforme Abromix. Y sera intégré l'ensemble des données multiomiques nationales de résistance bactérienne qui seront exploitées dans une approche One Heath.

Le niveau de financement fait l'objet de discussions avec les différents ministères. Sur les dix années couvertes par la première feuille de route, 120 millions d'euros ont été versés à des projets de recherches via l'Agence nationale de la recherche (ANR), et 40 millions via le PPR Antibiorésistance. « C'était un bon fonds d’amorçage, estime le Pr Yazdanpanah. Mais il faut maintenant le pérenniser. »

« C’est une goutte d'eau dans l'immense chantier de l'antibiorésistance », juge pour sa part Évelyne Jouvin-Marche. Elle regrette notamment que « la recherche de l'antibiorésistance dans l'environnement ait été un peu moins financée que celle chez l'homme ou l'animal. » Autre champ encore trop peu exploré : les interactions entre pollution, changement climatique et antibiorésistance. « Nous n'avons aucun moyen de savoir quel va être le risque d'émergence d’une bactérie retrouvée dans l’environnement, remarque la scientifique biologiste. Dans les eaux usées des hôpitaux, par exemple, on retrouve des bactéries résistantes, mais on ignore leur risque de transmission. »

Dans les eaux usées des hôpitaux, on retrouve des bactéries résistantes, mais on ignore leur risque de transmission

Évelyne Jouvin-Marche, chercheuse biologiste, à l’Inserm

Quelle priorité pour les nouveaux traitements ?

Le Dr Bruno François épingle quant à lui un manque d'éléments de structuration, mais aussi et surtout d'ambition budgétaire, et ce dans les deux feuilles de route. « Rien n'a été fait pour le développement clinique, regrette-t-il. Une étude de phase 1 coûte de l'ordre d'un million d'euros. En phase 2, on passe la barre des 10 millions, et pour une étude d'enregistrement, il faut compter 100 millions d'euros. Donc quand un gouvernement met 10 millions d'euros sur dix ans, on comprend vite que, même si les fonds ne sont pas censés être exclusivement publics, l’investissement de l’État est largement insuffisant ».

Le faible coût des antibiotiques actuels est également un frein à l’innovation clinique. « AstraZeneca a abandonné le développement de deux anticorps monoclonaux contre le staphylocoque doré et contre le Pseudomonas aeruginosa, deux bactéries qui posent des problèmes en services de réanimation mais dont le traitement n’a pas été jugé suffisamment rentable, cite en exemple le Dr Bruno François. En tant que clinicien, je vois passer des molécules intéressantes qu'on me retire faute de rentabilité immédiate. Tant que l'on raisonnera ainsi, il n'y aura pas de solution. »

Il faut des tests rapides pour les rhinopharyngites, et toutes les maladies qui sont considérées à tort comme des infections bactériennes

Pr Yazdan Yazdanpanah

Le Pr Yazdanpanah est plus réservé sur la place à accorder au développement de nouvelles molécules. « Le plus urgent, c'est le diagnostic ! affirme-t-il. Il faut des tests rapides pour les rhinopharyngites, et toutes les maladies qui sont considérées à tort comme des infections bactériennes. Ensuite, vient la recherche en sciences sociales. Il faut former des gens pour que la prescription d'antibiotiques ne soit plus un réflexe anxiogène pour les médecins. Les alternatives aux antibiotiques sont importantes, mais les recherches qui nous permettraient de moins en prescrire le sont davantage. »

Financer les équipes des pays du Sud

Pour Évelyne Jouvin-Marche, « l’urgence serait de financer, via l'ANR, des équipes de recherche dans les pays où le risque d'émergence est le plus fort, espère-t-elle. Le réseau des instituts Pasteur pourrait fournir un point d'appui, et l'on pourrait aussi travailler avec les institutions déjà en partenariat avec l'ANRS-MIE sur des thématiques comme le VIH ».

« L'ANRS-MIE finance déjà des équipes du Sud global, du moment qu'il s'agit de travaux qui entrent dans notre périmètre, réagit le Pr Yazdanpanah. L'antibiorésistance n'en fait pas encore partie. » En revanche, en Europe, le partenariat Europe-pays en développement pour les essais cliniques (EDCTP) dispose d'un budget de 600 millions d'euros et « il s'est ouvert à l'antibiorésistance », précise le Pr Yazdanpanah.

Pour plusieurs experts, l'émergence (ou la réémergence) d'une bactérie pathogène multirésistante a une forte probabilité de survenir dans un pays en voie de développement où l'accès à l'eau potable et aux antibiotiques n'est pas garanti, et où la surveillance bactériologique est moins resserrée qu'en Europe. « Le risque de dissémination n'est pas du tout le même, insiste Évelyne Jouvin-Marche. En France, le risque de dissémination d’une bactérie multirésistante est faible. Mais avec les échanges de population, nous ne sommes pas à l’abri d'une mauvaise surprise ».

La consommation d’antibiotiques reste trop élevée

Même si les chiffres de 2023 montrent une stabilisation, les plans Écoantibio 1 et 2 ne sont pas parvenus à infléchir durablement la consommation d’antibiotiques, qui a augmenté de 14% en 2021 et de 16,6% en 2022. Des niveaux qui restent toutefois légèrement inférieurs à ceux prépandémiques en 2019. « Il y a un décalage entre les intentions politiques et la réalité au lit du patient », explique le réanimateur Bruno François. La pandémie de Covid est pointée du doigt du fait des surinfections qui l'ont accompagnée. Le Dr François attire également l’attention sur le phénomène des surdocumentations bactériennes. « On est aujourd'hui technologiquement capable de documenter en temps réel la présence de bactéries, mais on n'est pas capable de savoir si cela peut causer une infection, détaille-t-il. Cela fait monter la consommation d'antibiotiques. »