Dépister ou s’abstenir ? La stratégie de dépistage du cancer de la prostate par PSA a longtemps été décriée en raison d’un risque de surdiagnostic et de surtraitement. Mais, pour les sociétés savantes d’urologie, la diffusion de l’IRM multiparamétrique change la donne et remet le dépistage sur le devant de la scène. En revanche, pour les autorités sanitaires et notamment pour l’Institut national du cancer, toutes les conditions ne sont pas encore réunies pour franchir le pas.
Avec 50 000 nouveaux cas et encore 8 100 décès par an en France – soit un toutes les heures –, le cancer de la prostate est la tumeur la plus fréquente chez l’homme et constitue la troisième cause de mortalité masculine par cancer. Compte tenu de son incidence et de sa mortalité spécifique, « le cancer de la prostate reste une priorité, réaffirmée dans la stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030 », souligne Frédéric de Bels, responsable du département Prévention à l’Institut national du cancer (INCa). Mais pour l’heure, les autorités sanitaires considèrent qu’il est encore trop tôt pour franchir le pas du dépistage, faute de moyen (un marqueur par exemple) suffisamment discriminant pour réduire la mortalité tout en évitant un potentiel surtraitement. Pour le moment, le sujet reste donc officiellement du domaine de la recherche, relégué au chapitre des « dépistages de demain » dans la stratégie décennale 2021-2030.
Considérant que l’IRM multiparamétrique (IRMmp) a rebattu les cartes, les urologues ne voient pas les choses du même œil et déplorent, à l’instar du Pr Georges Fournier (chef de service d’urologie au CHU de Brest et président de l’Association française d’urologie (AFU)), que des mesures drastiques ne soient pas prises pour infléchir la courbe de la mortalité, alors que des outils existent désormais pour y parvenir.
Le débat n’est pas nouveau et la stratégie de dépistage du cancer de la prostate par PSA (antigène spécifique de la prostate) fait polémique depuis longtemps en raison d’un risque de surdiagnostic et de surtraitement. « Le fait d’agiter ce risque a conduit à une trop grande prudence dans le dépistage de ce cancer, regrette Georges Fournier, éloignant l’idée d’un dépistage généralisé dans l’esprit de nos instances, en particulier de la Haute Autorité de santé (HAS). » Cette situation a créé une confusion générale qui s’est terminée par un rejet du « PSA pour tous ». En 2016, la HAS a consenti sans conviction à un dépistage opportuniste (recommandations dédiées avec le Collège de la médecine générale), en laissant le choix au médecin et surtout aux hommes de décider par eux-mêmes d’un dosage du PSA à partir de 50 ans. Un statu quo toujours en vigueur aujourd’hui.
« Pourtant, avec les moyens technologiques actuels, le fait de dépister est en mesure de réduire la mortalité, par une action précoce », poursuit l’urologue, tout en limitant en théorie le risque de surdiagnostic et de surtraitement.
Un nouveau protocole de dépistage proposé par l’AFU
Dans cette optique, le comité de cancérologie de l’AFU (CCAFU) a actualisé ses recommandations et propose de nouvelles modalités de dépistage. Si le dosage du PSA reste d’actualité, en 2022, le parcours de dépistage du patient ne se résume plus à l’équation suivante : PSA au-dessus de la norme à partir de l’âge de 50 ans = biopsies = traitement si positives. « On est sorti de cet algorithme pourvoyeur de biopsies trop nombreuses et de traitements inutiles », rassure le Pr Fournier. Selon le CCAFU, un dosage de PSA peut être proposé chez les hommes à partir de l’âge de 50 ans (45 ans en cas d’origine africaine et d’antécédents familiaux ; 40 ans en cas de mutation BRCA2). Un taux de PSA > 3 ng/ml et/ou un toucher rectal suspect imposent la réalisation d’une IRMmp.
Si l’IRMmp est normale et la densité du PSA < 0,15 ng/ml (taux de PSA rapporté au volume prostatique), les biopsies sont évitées. Un PSA est reprogrammé un an plus tard.
Si l’imagerie décèle une anomalie évocatrice d’un cancer de la prostate (selon un score Pirads 3, 4 ou 5, qui est corrélé à l’agressivité tumorale), elle permettra ensuite de guider les biopsies, contrairement aux biopsies systématiques qui étaient réalisées il y a quelques années (les biopsies guidées par l’imagerie augmentent les chances de détecter un cancer agressif).
Bientôt des scores polygéniques pour affiner le dépistage ?
Si le dépistage du cancer de la prostate continue de faire débat, c’est que « nous ne disposons pas encore de critères définitivement validés pour dépister les formes évolutives, résume le Dr Bernard Clary, alors que 36 % des patients caucasiens ont des cellules cancéreuses dans la prostate ! »
En contribuant à identifier un marqueur fiable des tumeurs évolutives, la recherche pourrait mettre tout le monde d’accord.
À court terme, les scores polygéniques pourraient déjà permettre de personnaliser davantage le dépistage : en plus des mutations constitutionnelles du cancer de la prostate héréditaire (BRCA1 et 2, HOXB13…), les études de génome complet ont identifié des variants génétiques utiles au calcul d’un risque relatif individuel de cancer de prostate agressif. « Prochainement, la combinaison du taux de PSA, du résultat de l’IRMmp et du score polygénique pourrait déterminer le risque de cancer de la prostate, espère le Pr Georges Fournier. Des études, suédoises notamment, ont démontré la faisabilité du raisonnement pour affiner le parcours de dépistage. »
L’IRMmp est en mesure de discriminer les cancers agressifs (à partir d’un score anatomopathologique d’agressivité tumorale de Gleason de 7 – ISUP 2), tout en laissant de côté les formes indolentes ou peu agressives (score de Gleason de 6 – ISUP 1). Or ce sont ces dernières qui font l’objet d’un surdiagnostic. La valeur prédictive négative de l’IRMmp est de 90 % « mais les 10 % de cancers significatifs non repérés à l’IRMmp sont rattrapés par le calcul de la densité du PSA », précise le Pr Fournier.
Au-delà du parcours du patient, l’AFU a aussi revu la fréquence du dosage de PSA : auparavant annuelle, les spécialistes préconisent désormais un intervalle de 2 à 4 ans. En cas de taux de PSA < 3 ng/ml, répéter la biologie tous les deux ans semble raisonnable. À terme, le taux de départ du PSA à un âge donné pourrait, après publication d’études plus consistantes, moduler encore la stratégie de dépistage (stopper par exemple le dépistage à 65 ans en cas de taux de PSA < 1 ng/ml).
Quant à l’âge limite du dépistage, il est fixé à 70-75 ans, âge à moduler en fonction du contexte (comorbidités qui pourraient raccourcir l’espérance de vie). Au-delà de cet âge, trouver un cancer précocement conduirait à ne pas le traiter ; à cet âge, les hommes ayant davantage de risque de mourir « de vieillesse » que du cancer de la prostate lui-même.
La « surveillance active », qui consiste à surveiller les cancers à faible risque évolutif selon l’IRM (Gleason de 6 – ISUP 1), a aussi été codifiée dans les recommandations de l’AFU. On estime que 30 % des cancers seront placés en surveillance active, tout en sachant qu’un quart d’entre eux seront finalement traités plusieurs années après.
Les autorités sanitaires toujours réticentes
Avec ces nouvelles modalités, on aurait pu croire le débat sur les surdiagnostic et surtraitement potentiels liés au dépistage du cancer de la prostate désormais clos. Il n’en est rien.
Si, en pratique courante, l’IRMmp est déjà largement utilisée en France avant une première série de biopsies prostatiques, la HAS n’a pas pris position et n’a pas modifié ses recommandations. De même, l’INCa reste sur sa position : « pour nous, le dépistage du cancer de la prostate n’est toujours pas recommandé en population générale de manière systématique ni même opportuniste, affirme Frédéric de Bels, car les tests disponibles et en particulier le dosage du taux de PSA permettent de découvrir de nombreuses lésions mais dont on ne sait pas si elles seront évolutives ou non ».
Et même si la stratégie proposée par l’AFU consiste à améliorer le taux de diagnostic de cancers « agressifs » dès lors qu’un PSA serait supérieur à un seuil convenu, des études de grande ampleur manquent à ce jour pour l’appuyer, estime l’INCa. Ainsi, « on dispose d’une méthode qui est intéressante mais non fiable », précise Frédéric de Bels. Par ailleurs, « nous ne souhaitons pas coller une rustine (IRMmp) sur un marqueur (le PSA) qui n’est pas particulièrement performant et considérons que ce sujet doit encore faire l’objet de travaux de recherche, poursuit-il. Pareillement pour ce qui concerne la consolidation de la surveillance active, sachant bien cependant qu’une partie des patients dans cette situation finiront spontanément par s’engager dans un traitement, pour ne pas continuer à vivre avec un cancer, même bénin ou latent. Ce qui pose question. »
Par conséquent, la modération prônée en 2016 par l’INCa et le Collège de la médecine générale, dans une prise de position commune, reste de mise. Une actualisation est prévue dans les prochains mois, mais qui ne devrait pas la remettre fondamentalement en question. « La littérature scientifique parue depuis 2016 n’a pas apporté d’éléments nouveaux, confirme le Dr Bernard Clary, médecin généraliste et membre du conseil scientifique du Collège de la médecine générale. La stratégie fondée sur l’IRM pourrait contribuer à limiter les biopsies inutiles ainsi que les risques de surdiagnostic et de surtraitement. Cependant, encore faut-il la valider par des études prospectives pour étudier les conséquences cliniques de cette démarche ainsi que la qualité de vie des patients. La place de la surveillance active doit également être clarifiée. »
Une approche centrée patient
Pour toutes ces raisons, « la réalisation ou non du dépistage individuel se fait donc aujourd’hui après délivrance d’informations éclairées dans le cadre d’une décision partagée avec une approche centrée patient », poursuit le médecin généraliste.
Pour Frédéric de Bels, « si le dépistage doit être réalisé, le patient doit être dûment informé. Et ce n’est pas parce que nous n’avons pas de moyen d’agir aujourd’hui pour infléchir la mortalité spécifique du cancer de la prostate qu’il faut inciter les hommes à suivre un dépistage dont les modalités et l’efficacité ne sont pas formellement démontrées. »
Sur la même longueur d’onde, le Collège de médecine générale estime que le dépistage ne doit pas être pratiqué de façon systématique et qu’en cas de demande du patient, le bénéfice escompté doit être mis en balance avec les risques de surdiagnostic et de surtraitement, au cas par cas. Le Collège recommande la prise de décision partagée entre le médecin et le patient pour les hommes âgés de 55 à 69 ans. « En pratique, je ne propose pas systématiquement le dépistage individuel du cancer de la prostate à mes patients, même en cas de facteurs de risques (antécédents familiaux, origine africaine ou antillaise), le rapport de la HAS de 2012 ayant bien stipulé qu’il n’y avait pas d’intérêt démontré à dépister les hommes à haut risque, ajoute le Dr Clary. J’expose aux patients de 50 ans les enjeux du dépistage avec une approche centrée patient, et leur explique qu’il a été montré une diminution modeste de la mortalité dans une étude européenne. Cet avantage est contrebalancé par un risque de surdiagnostic et donc potentiellement de surtraitement, avec les effets adverses inhérents (incontinence, troubles de l’érection), car on considérera le patient de facto comme atteint d’un cancer évolutif si le dépistage est positif. Mais si le choix du patient est d’être dépisté, alors je prescris un dosage du PSA. »
Deux grandes études controversées
Le dépistage du cancer de la prostate est marqué par deux grand essais randomisés internationaux parus il y a près d’une quinzaine d’années : ERSPC (European Randomized Study of Screening for Prostate Cancer, publiée en 2009) et PLCO (Prostate, Lung, Colorectal and Ovarian Cancer Screening Trial, en 2011). L’essai PLCO ne retrouvait pas de réduction de la mortalité mais sa méthodologie a été vivement critiquée. En effet, certains patients censés ne pas avoir eu de PSA au cours de l’étude avaient finalement été testés, rendant les deux bras de l’étude assez similaires dans les faits. L’autre essai, européen, suggère que le dépistage par PSA réduit de 20 % la mortalité spécifique par cancer de la prostate. Mais cet effet a été obtenu au prix de nombreuses biopsies inutiles et surtout d’un surtraitement rendant le procédé de dépistage de l’époque inapplicable pour le généraliser, reconnaît le Pr Georges Fournier.
Quant aux autorités sanitaires, elles questionnent même jusqu’au bénéfice sur la mortalité : « il faut savoir que ce chiffre est obtenu dans un sous-groupe de l’étude, qui elle-même regroupait plusieurs pays avec des protocoles différents notamment vis-à-vis du seuil du PSA, de la population cible, de la fréquence des dosages. Le principal auteur lui-même a reconnu, lorsque je l’ai interrogé il y a peu, que tous les éléments de la démonstration n’étaient pas présents », pointe Frédéric de Bels, pour qui les preuves robustes de l’intérêt du dépistage font toujours défaut.
Reste que, dans la pratique, le dosage du PSA fait encore recette. Paradoxe à la française, alors que le dépistage du cancer colorectal a fait ses preuves, seul un tiers des personnes éligibles s’y soumet. À l’inverse, alors que celui du cancer de la prostate n’est pas officiellement validé, les données du régime général de l’Assurance maladie de 2016 indiquaient que les trois quarts des hommes âgés de 50 à 69 ans avaient réalisé au moins un dosage de PSA au cours des trois dernières années. Or, selon le Dr Clary, les habitudes n’ont pas sensiblement changé depuis…