Entretien avec Maurice Cassier*

« L'industrie pharmaceutique française s'est construite sur le principe de la copie »

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Publié le 22/06/2023
Jusqu'en 1959, le médicament en France a été exclu du dispositif des brevets. Les médecins, les pharmaciens se sont longtemps opposés à ce mécanisme. Au XIX e siècle, les découvreurs français de la quinine publient même dans des revues médicales le processus complet de production. Retour sur une autre exception culturelle française.
Maurice Cassier

Maurice Cassier
Crédit photo : EmmanuelleMarchadour

Les débats autour des brevets de médicaments ont une longue histoire. L’Assemblée nationale s’en est même préoccupée en 1790 pendant la Révolution…

Avant la Révolution française existait un régime de privilège royal. La singularité de cette époque est la coexistence de deux systèmes de propriété pour les médicaments. En 1790, l’Assemblée nationale promulgue la brevetabilité de toute catégorie d’objet. Dans le même temps, la Société royale de médecine soumet un projet de rachat des médicaments par l’État qui le met ensuite à disposition de tous les pharmaciens. Ce qui autorise les copies légales.

Cette absence de position tranchée sur les brevets se prolongera tout au long du XIXe mais aussi une large partie du XXe siècle.

Il est vrai. Ces deux systèmes d’appropriation coexistent jusqu’en 1844 où sous la monarchie de Juillet, les médicaments sont exclus du système de brevetabilité. Ce dispositif sera maintenu jusqu’en 1960. Il était en revanche possible de breveter un procédé de fabrication mais pas le médicament. À l’époque on jugeait le médicament comme un bien trop essentiel pour être approprié par un seul. Le lecteur d’aujourd’hui est frappé par la richesse des échanges et le caractère très durable de ces réflexions.

Le non-dépôt de brevet pour la découverte de la quinine en 1820 par les deux Français Pelletier et Caventou a dû contribuer à l’adoption de celle loi.

Ils décident de ne pas breveter mais aussi de ne pas vendre leur invention à l’État. En revanche, ils publient dans les revues médicales l’exhaustivité de leur découverte. Ils précisent leurs procédés de fabrication, leur technologie. Ce qui permet à tout professionnel de reproduire leur procédure et d’obtenir du sulfate de quinine. La richesse technologique n’est pas protégée par des brevets mais est exposée dans des revues de chimie et de pharmacie.

Ce qui permet d’ailleurs une optimisation très rapide des processus de fabrication.

Les lecteurs en reproduisant la technologie sont en situation de l’améliorer. Ce qui génère en fait un processus d’optimisation continue du processus de fabrication au sein d’un collectif très vivant de pharmaciens notamment hospitaliers. On assiste là à un bouillonnement créatif, un processus cumulatif original permis par les publications.

Ce moment parfait n’est pas exempt de batailles d’ego ou de guerres commerciales. À un moment précisez-vous, Pelletier se voit contraint de prendre un brevet.

Au départ, cette absence de brevet favorise l’essor technologique et la création d’une industrie assez dispersée. D’où la survenue dans un second temps d’un écrémage industriel. La compétition s’aiguise. Le brevet devient un instrument pour réguler cette concurrence. Ce qui explique pourquoi Pelletier se résout à prendre un brevet, même s’il ne générera guère de bénéfices économiques en pratique. Nous sommes là dans un entre-deux. L’industrie suscite autant le brevet que le brevet qui serait à l’origine de l’industrie.

Le XIXe siècle se distingue toutefois du moment actuel. Il ne sera pas déposé de brevet sur l’invention de la photographie. Quant à Nicolas Appert en 1809, il refuse de prendre un brevet pour la découverte de la mise en conserve des aliments.

En 1839, François Arago justifiera le rachat par le gouvernement de la découverte du daguerréotype. En pleine monarchie de Juillet, la prise de brevet ou le rachat par l’État coexistent. Dans le contexte des pandémies récentes, ce système de rachat par un gouvernement ou une autorité internationale a aiguisé l’intérêt des économistes. Ce qui résoudrait les problèmes de l’accès à tous des médicaments innovants. Et permettrait dans un second temps le perfectionnement et l’optimisation de ces découvertes.

Le climat a toutefois changé. Désormais, les médecins-chercheurs prennent des brevets et créent des biotechs. On est loin de l’esprit de ces découvreurs œuvrant aussi pour le bien général.

Certes mais revenons à Pelletier. Ce chercheur est issu du monde académique. Mais il crée aussi des usines. Se développe alors un mouvement entrepreneurial. Dans le champ du médicament, ce sont surtout les pharmaciens qui sont à la manœuvre et s’engagent dans l’économie. On observe aussi cette circulation entre un parcours académique et industriel au XIXe siècle.

Outre cette spécificité, les Français inventent l’industrie du générique en copiant les inventions allemandes même s’ils les perfectionnent parfois, notamment à l’Institut Pasteur.

Le système, si l’on ose dire, était extrêmement au point. La non-brevetabilité permet la copie mais aussi l’importation de technologies étrangères. L’industrie pharmaceutique française s’est construite sur le système de la copie. Prenons l’exemple du sulfamide. Les scientifiques français surveillaient toutes les publications émanant de la recherche allemande. Ils n’ont pas manqué de s’intéresser au sulfamide rouge mis au point par IG Farben. En travaillant sur les variants, les chercheurs ont découvert le sulfamide blanc d’une efficacité supérieure. Les échanges étaient d’une grande efficacité entre d’une part l’Institut Pasteur et d’autre part Rhône Poulenc.

Au XXe siècle, la France hésite à adopter le système des brevets notamment pour les produits chimiques.

Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, l’industrie chimique allemande exerce sur le reste du monde une réelle domination. En France on s’interroge sur les raisons de cette excellence. Selon certains experts, il faudrait renforcer le système des brevets. D’autres mettent en avant les liens entre l’industrie et le système académique. À la fin de la Première Guerre mondiale, les milieux scientifiques et politiques s’interrogent sur l’adoption de système de brevet non pas sur les produits chimiques ou les médicaments mais sur les procédés de fabrication. On voit comment ces débats ont encore aujourd’hui un large écho notamment dans les pays émergents. En tout état de cause, l’industrie française s’interrogeait à réduire l’emprise des brevets des produits chimiques.

Au même moment les découvreurs canadiens de l’insuline décident de ne pas prendre de brevet pour leur propre compte.

Ils abandonnent le fruit de leur découverte à l’université de Toronto qui interroge les experts. La prise de brevet autorise le contrôle de la qualité de l’insuline produite ici et ailleurs. On peut aussi l’utiliser pour ériger un monopole ou pour écarter le danger de construction du monopole. C’est la seconde alternative qui sera choisie par l’université de Toronto afin notamment de contrôler la qualité de l’insuline produite et surveiller les prix.

Cette défense de principes éthiques est renforcée par la décision du laboratoire privé Eli Lilly qui après avoir optimisé le processus de fabrication choisit de confier à l’université le secret de fabrication plutôt que de prendre un brevet.

Eli Lilly réfléchit là aussi de manière pragmatique. L’université de Toronto distribue les licences à différents industriels. En mutualisant les derniers perfectionnements, les laboratoires Lilly échappent ainsi au risque d’une autre découverte non contrôlée par l’université de Toronto qui serait alors à l’origine d’une concurrence incontrôlable. Ce résultat est remarquable. Le second âge de l’insuline avec la commercialisation des insulines recombinantes obéira toutefois à une autre logique, celles des multinationales des médicaments notamment avec un prix très élevé aux États-Unis. Mais la réduction de prix obtenue récemment témoigne d’une capacité de régulation entre le politique et les industriels.

Pourquoi la France en 1960 adopte le système des brevets ?

C’est l’une des conséquences de l’adoption du marché commun. Plus généralement le système de brevet se renforce après 1945 suite au dynamisme de la recherche pharmaceutique. Cette tendance est combattue dans les années soixante-dix en Inde et au Brésil qui entendent développer leur propre industrie.

Vous montrez ce balancement tout au long de l’histoire entre droit et la santé et ce que vous appelez exclusivisme.

On l’a vu récemment au cours de la pandémie de Covid. L’industrie pharmaceutique a réussi grâce à l’aide massive de certains États à mettre au point des vaccins performants. En retour, cette réussite a généré des profits considérables et une forte hausse de la capitalisation boursière pour les laboratoires concernés. En même temps la revendication du droit à la santé et des vaccins comme bien public mondial a été largement exprimée. Le discours de Joe Biden en faveur de la levée des brevets en mai 2021 en a été un signal majeur. En effet, les propos du président américain ont bénéficié d’une large diffusion dans les pays émergents. Il ne faut certes pas négliger les intérêts géopolitiques. Ce type de déclaration visait à répondre à l’influence grandissante de la Chine qui distribuait ses vaccins. Mais cette prise de position dépasse la posture. Rappelons que pendant longtemps les vaccins ont échappé au brevet. On peut citer l’exemple des vaccins contre la grippe. Cette opposition entre biens public et privé a été amplifiée par la mise sur le marché des vaccins Covid. Il y a bien d’autres alternatives au système de brevet.

 

* Sociologue au CNRS.


Source : lequotidiendumedecin.fr