LE QUOTIDIEN : Depuis quand parle-t-on du problème de l’antibiorésistance ?
FLORIE DESRIAC : Dès la fin des années 1990, les scientifiques et les médecins ont commencé à alerter. Mais je dirai que c’est surtout le rapport de 2016 de l’économiste britannique Jim O'Neill, portant sur l'impact de l'antibiorésistance sur la société, qui a marqué les esprits. La même année, les Nations unies ont parlé de l’antibiorésistance en assemblée. Une vraie prise de conscience politique s’est alors opérée. Le réveil a été plus tardif en France, qui est encore parmi les mauvais élèves à mon sens.
Justement, comment la France se structure-t-elle ? Pouvez-vous nous en dire plus sur le réseau Antibiodeal ?
Antibiodeal appartient au réseau Promise, lauréat d'un appel à projets de l'Inserm dans le cadre d'un plan prioritaire de recherche (PPR). Financé depuis juillet 2021, Promise rassemble 25 réseaux pluridisciplinaires, en vue d'une réponse concertée à l’antibiorésistance.
Promise a permis la création de deux réseaux qui faisaient défaut en France : AMR-Env et Antibiodeal. Le premier permet le suivi des gènes de l'antibiorésistance dans l'environnement.
Quant à Antibiodeal, son but est de fédérer la communauté académique et industrielle pour rechercher de nouveaux antibiotiques au niveau national, de la découverte jusqu'à l'analyse préclinique, alors que jusque-là les forces étaient dispersées sur le territoire. Nous nous concentrons uniquement sur les thérapies basées sur les molécules, qui représentent encore la majorité des stratégies en développement. Il s'agit de nouveaux antibiotiques, d'inhibiteurs de résistance ou encore de peptides. Nous rassemblons aujourd’hui 150 chercheurs, prêts à innover.
Quel est le principal frein ?
L’Europe, c’est 52 % des antibiotiques et alternatives en phase préclinique dans le monde. Et la France représente un quart de cette part : les chercheurs et les biotechs sont là, mais nous avons besoin de soutiens financiers.
En 2020, 6,9 milliards d’euros ont été investis en oncologie contre 0,2 pour les antibiotiques : les laboratoires pharmaceutiques ne s’intéressent pas à l’antibiorésistance. Seuls deux développent encore des antibiotiques : GSK et Johnson & Johnson. L’antibiotique gépotidacine de GSK devrait d’ailleurs être approuvé par la Food and Drug Administration (FDA) pour le traitement des infections urinaires sur la base de très bons résultats de phase 3.
Un investissement de 500 millions d’euros minimum est nécessaire pour le développement d’un antibiotique et peut aller jusqu’à 1,5 milliard pour des stratégies alternatives. Mais il n'y a pas de retour sur investissement. Parce que l'usage d'un antibiotique doit être limité pour ne pas favoriser l’antibiorésistance. Selon le concept développé par John Rex (médecin spécialisé dans le développement d’agents antimicrobiens, NDLR), les antibiotiques sont les extincteurs de la médecine : il faut en avoir, tout en espérant ne pas en avoir besoin.
C'est pourquoi le marché ne suit pas. Nous passons ainsi beaucoup de temps à nous battre pour expliquer pourquoi nous avons besoin d'argent. L’antibiorésistance, c’est au moins 1,27 million de morts par an dans le monde et 109 millions d’euros de coût en France en 2019.
Investir aujourd’hui dans l’innovation, c’est investir dans notre avenir. Nous ne sommes pas encore en situation d’impasse thérapeutique, nous espérons ne pas y arriver. Comme Michael Craig des centres de contrôle et de prévention des maladies américains (CDC) l’a fait remarquer, la société aura à payer à un moment ou à un autre. Le problème si l’on choisit de payer plus tard, c’est que l’on paiera économiquement et humainement. C’est sauver notre médecine moderne que d’investir dans l’innovation thérapeutique antimicrobienne.
Les choses avancent toutefois. Le 26 avril dernier, la Commission européenne a proposé, dans le cadre d’une nouvelle réforme pharmaceutique, un système de « voucher » (des bons d'exclusivité transférables, NDLR) pour inciter à l’innovation. Ce dispositif permet aux entreprises qui veulent développer un nouvel antibiotique d’augmenter la durée du brevet d’un an d’un autre composé de leur choix qui fait de bons profits ou bien de le revendre à une autre entreprise.
Combien de composés sont en cours de développement ?
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 80 composés étaient en développement en 2021, dont six sont considérés comme innovants : 46 antibiotiques et 34 composés alternatifs. Parmi les 46 antibiotiques, 17 ciblent Clostridioides difficile et 14 Mycobacterium tuberculosis. Onze inhibiteurs de bêtalactamase sont aussi en développement. L’idéal serait de trouver une nouvelle pénicilline par voie orale, alors que beaucoup des antibiotiques en développement sont par voie intraveineuse.
Le dernier antibiotique appartenant à une nouvelle classe qui a été mis au point est la daptomycine, commercialisée aux États-Unis en 2003 et en 2006 en Europe, après avoir initialement été découverte dans les années 1980.
Quelles sont les alternatives aux antibiotiques ?
Des immunomodulateurs de type anticorps monoclonaux et des vaccins sont développés, ainsi que des modulateurs du microbiote. Un premier traitement de ce type a été approuvé par la FDA : il s’agit du composé Ser-109 (appelé Vowst) contre l’infection à C. difficile du laboratoire Seres Therapeutics. Avoir enfin des alternatives aux antibiotiques sur le marché est très important pour la suite et permettra sans doute d’aller plus vite.
Les bactériophages, spécifiques d'une bactérie ou d'une souche, représentent aussi une alternative. Ils sont utilisés en traitement compassionnel, mais nous ne savons pas encore bien comment les tester. Souvent, ils sont utilisés en association avec une antibiothérapie, ce qui rend difficile l’évaluation de leur effet propre. Neuf essais cliniques sont en cours, dont deux de phase 3 et cinq de phase 2.
Il me semble essentiel de développer toutes les approches et de ne pas mettre toutes nos billes dans le même panier. Chacune a ses avantages et ses inconvénients. Et il ne faut pas s’intéresser qu’aux bactéries définies comme prioritaires par l’OMS : le Covid a montré que les pathogènes ne connaissent pas les frontières.
Quels sont les freins scientifiques identifiés ?
L’un des freins identifiés est notre méconnaissance des pompes à efflux - l’un des mécanismes de résistance que l’on retrouve en particulier chez les bactéries Gram négatif comme Pseudomonas. Le fait de ne pas comprendre leur fonctionnement nous limite. La recherche fondamentale est l’un des maillons de l’innovation.
D’un point de vue physicochimique, nous sommes aussi confrontés à un autre problème. Avec l’avènement de la génomique dans les années 1980, les chercheurs ont pu identifier de nombreuses molécules capables de cibler les gènes essentiels au développement des bactéries, mais la difficulté est de faire entrer la molécule dans la cellule bactérienne.
Et si les mécanismes de résistance des bactéries sont maintenant bien compris, tout comme le transfert de gènes de résistance d’une bactérie à une autre, le souci désormais est de comprendre leur cheminement dans la chaîne One Health, comment une bactérie qui s’est développée ici va se retrouver là.
Pour identifier de nouveaux composés, vous vous inspirez directement de la nature.
Je cherche de nouvelles molécules à partir de la matière noire microbienne, sachant que la majorité des antibiotiques que l’on utilise aujourd’hui proviennent de micro-organismes. On estime qu’on cultive entre 0,1 et 1 % seulement des micro-organismes présents sur Terre. Mon travail, basé sur un concept développé par les professeurs américains Kim Lewis et Slava Epstein, est d’aller chercher et de cultiver ces micro-organismes encore inconnus pour voir s’ils sont capables de produire des antimicrobiens.
Nous avons déjà identifié des molécules, mais tant qu’elles n’ont pas fait l’objet de tests précliniques et cliniques, il est difficile de dire si elles sont ou non prometteuses. Nous cherchons en premier lieu à vérifier que la molécule n’a pas déjà été décrite auparavant.
En 2015, la découverte de la teixobactine par l’équipe de Kim Lewis grâce à cette approche avait fait grand bruit. Son équipe a identifié une trentaine de composés novateurs.
L’intelligence artificielle (IA) a-t-elle aussi un rôle à jouer ?
Les médicaments oraux suivent généralement les règles de Lipinski, qui définissent des caractéristiques biochimiques structurelles (comme un petit poids moléculaire). Mais les antibiotiques ne suivent aucune règle. L’IA pourrait nous aider à définir ce qui fait un bon antibiotique et ainsi à découvrir de nouvelles molécules plus rapidement.
L’IA a par ailleurs permis à une équipe américaine d’identifier l’halicine et 23 autres composés comme étant d’intérêt à partir du criblage de 107 millions de molécules en très peu de temps à l’aide du machine learning.
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