Enquête santé publique

Geneviève Chêne : « Il ne faut pas perdre la mémoire des acquis de la crise »

Par
Publié le 14/10/2021
Longtemps négligée, la santé publique est revenue sur le devant de la scène à la lumière de la pandémie. Retrouvez l'intégralité de l'entretien avec la directrice de Santé publique France qui tire un bilan de la spécialité après la crise dans le cadre de notre dernier numéro d'automne DS 327.

Comment définir la santé publique ?

Si l’on prend pour référence celle donnée par l’OMS, c’est l’ensemble des actions et interventions reposant sur des connaissances scientifiques qui dans un contexte donné, voire un territoire, permettent de réduire les inégalités de santé, avec une intention particulière pour les publics les plus précaires. Tout en visant également à améliorer la santé de tous. La pandémie actuelle a cristallisé la prise de conscience que certaines actions menées pour protéger la santé ne relevaient pas uniquement du soin, de la clinique mais engageaient la collectivité. La santé publique, avec la prévention par exemple, ne n’oppose pas à la médecine. Elle est complémentaire des actions individuelles.

La pandémie comme toutes les autres crises entraîne une amélioration de notre système sanitaire. La canicule en 2003 a optimisé la surveillance sanitaire. La crise de la vache folle a été à l’origine de la création de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). À chaque fois on apprend de ces crises. Il ne faut pas perdre la mémoire des acquis tirés du Sars-Cov-2.

Que nous a appris cette crise ?

Nous avons appris très vite sur les systèmes d’information et de surveillance qui ont beaucoup évolué au cours des premiers mois, à partir de l’existant. Dès janvier-février 2020, nous sommes déjà en mesure de recueillir les cas, de mettre en place une surveillance dans les services de réanimation, de repérer les syndromes évocateurs lors des passages aux urgences hospitalières ou lors des visites réalisées par SOS Médecins, et de comptabiliser les patients décédés, autant d’éléments qui nous permettent de produire des indicateurs de la dynamique épidémique.

En mars 2020, on active les systèmes du Réseau sentinelles, les données des laboratoires de ville et la surveillance des personnes âgées en Ehpad. Puis on met en œuvre un nouveau système sur les hospitalisations, les entrées en réanimations, élaboré lors des attentats terroristes à Paris en 2015, étendu ici à l’ensemble de la France.

Puis entre mars et mai 2020 l’enquête CoviPrev est lancée. Elle suit les comportements des Français vis-à-vis des gestes barrières, produit des indicateurs sur la santé mentale des Français, ce qui permettra très tôt de donner l’alerte sur sa détérioration. Enfin lors du premier déconfinement, le système d’information Sidep est activé. Les clusters sont recensés à l’échelon des territoires. C’est ainsi que nous vivrons tout l’été 2020 au rythme de l’annonce des clusters. Les syndromes inflammatoires chez les enfants, l’état de santé des professionnels de santé font l’objet d’une surveillance spécifique. Rappelons aussi ces enquêtes sérologiques qui après avoir détecté les Français au contact du virus mesurent désormais l’impact du vaccin. En l’espace de trois mois sont lancés de manière très réactive des systèmes de surveillance qui couvrent l’ensemble de la population en apportant des connaissances scientifiques chaque jour à usage immédiat. 

L’enjeu n’est-il pas de pouvoir les maintenir, voire élargir les cibles pour le diabète par exemple ? Le dernier système d’information biologique mis en place revêt une importance stratégique puisqu’il s’agit du système de surveillance génomique avec le consortium Emergen. Nous disposons aujourd’hui de la capacité de réaliser entre 25 000 à 30 000 séquençages hebdomadaires. L’arrivée des variants nous a conduits à accélérer très fortement dans ce domaine. Citons également le système d’information contact-covid mis en place par l’assurance maladie ou vaccin-covid pour recueillir les données liées à la vaccination. Avec toutes ces pièces du puzzle, nous disposons jour après jour d’un état aussi précis et fiable que possible de l’épidémie.

Félicitons-nous également de la mobilisation croissante des citoyens même si la démocratie sanitaire n’a pas été aussi mobilisée que l’on aurait pu le souhaiter. Des succès collectifs ont été enregistrés, comme l’illustre la couverture vaccinale.

Enfin une prise de conscience s’est opérée sur l’importance de notre environnement avec les impacts du changement climatique. Les enjeux de santé environnementale sont dès à présent cruciaux. Un consensus s’est dégagé autour de ces questions. Il faut désormais le faire vivre avec des propositions concrètes.

Dans le même temps, les internes de la promotion 2021 ne se sont pas précipités sur la filière santé publique.

Peut-être mais dans le même temps, l’Institut de santé publique de Bordeaux a enregistré plus de 1 000 candidatures pour l’inscription en master, à comparer avec 500 à 600 demandes en moyenne les années précédentes. Cela peut traduire le fait que l’exercice de la santé publique n’est plus réservé à un mode d’exercice hospitalier. De nombreux dossiers ont été déposés par des soignants non-médecins, des étudiants en sciences humaines mais aussi des étudiants en économie, en sciences politiques ou de gestion. Les leaders de demain ne seront pas nécessairement médecins. Ce qui est déjà le cas dans d’autres pays.

En tout état de cause, il faut promouvoir la recherche en santé publique, couvrir un ensemble de champs opérationnels très larges en allant jusqu’à l’urbanisme, l’environnement, les transports, l’éducation. Cette recherche interventionnelle doit produire des résultats qui se traduisent concrètement dans la vie au quotidien.  Dans ce domaine de la recherche en santé publique, la France accuse un réel retard face aux pays anglo-saxons. Il nous faut renforcer l’expertise scientifique. Nous reprenons l’idée reprise du rapport Pittet d’accueillir, comme nous le faisons déjà, des enseignants avec une valence de praticien de santé publique et une valence universitaire. Ce qui promeut des liens de mobilité avec les milieux académiques.

Combien de PU-PH travaillent à Santé publique France ?

Nous sommes trois à ce jour avec la directrice scientifique de l’Agence, Lætitia Huiard et un collègue mobilisé sur les maladies non transmissibles. Ce serait un formidable levier pour la recherche d’accueillir d’autres PU-PH, en temps partiel par exemple. Lorsque l’on est plongé dans le quotidien d’une agence sanitaire, on en comprend mieux les enjeux d’appui à la décision politique. Nous reprenons à notre compte la proposition du rapport Pittet de nous octroyer de nouveaux moyens, afin de lancer et d’orienter des appels à projets de recherche sur des thématiques très opérationnelles. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. On peut citer les sujets environnementaux, de changement climatique notamment, comme des thématiques émergentes. À l’appui de ce constat sur la recherche, j’ai évoqué le modèle du consortium Emergen, alliance entre Santé publique France et l’ANRS/MIE (Maladies infectieuses émergentes) qui lie les activités de surveillance et de recherche, et produit par exemple la proportion chaque semaine de variants delta, sur le territoire et à l’échelon régional.

Certaines recommandations du rapport Pittet n’ont en revanche pas dû vous satisfaire comme le rattachement de missions réalisées en région aux ARS.

Cette mesure n'est pas cohérente avec les autres préconisations. D'un côté, le rapport appelle à développer notre puissance d’expertise. De l'autre, il contracte notre force de frappe scientifique en suggérant que 20 % de nos scientifiques en région rejoignent les ARS. Mais comment alors assurer une masse critique de production de données en région pour venir en appui à la décision ? La santé publique est trop morcelée, fragmentée en région. La pandémie a démontré la nécessité d’installer un cadre méthodologique pour tous, alliée à des approches territorialisées. La présence dans les territoires avec des équipes dédiées de Santé publique France permet d'en repérer les spécificités et d'en analyser le contexte. Ce qui contribue ensuite à cibler les populations les plus fragiles et à appuyer les bonnes décisions. Dans la campagne de vaccination, les acteurs locaux ont joué un rôle essentiel. À cet égard, notre présence en région, en distinguant les missions d’expertise scientifique en appui à la décision des missions de gestion et de décision, constitue un réel atout. En observant la situation en région on opère une articulation entre le national et le territorial grâce à un retour d'informations en continu.

Combien disposez-vous d'antennes régionales ?

Les seize antennes dans les régions métropolitaines et l’outre-mer sont constituées de cinq à quinze personnes. Et produisent de manière quotidienne différents tableaux de bord pour les ARS, réalisent des missions de surveillance épidémiologique et environnementale et sont également en appui dans les actions de prévention et promotion de la santé. L’innovation en matière de prévention et de promotion de la santé est cruciale. À cet égard, félicitons les Français qui ont, à l’occasion de la pandémie, adopté les gestes barrières, réduit leurs interactions sociales, ont aéré les locaux et, ainsi, limité la transmission du virus. Et avec le numérique en santé, on peut aller beaucoup plus loin en matière d’innovation. Les grandes plateformes de réseaux sociaux témoignent elles aussi d’une grande appétence pour diffuser de l’information fiabilisée.  

Quels sont les trois livres de santé publique indispensables dans une bibliothèque ?

L'histoire de Semmelweiss est extrêmement intéressante en matière de santé publique avec la mise en œuvre d'un raisonnement intuitif. C’est aussi la naissance de l’hygiène hospitalière. Le traité de François Dabis et Jean-Claude Desenclos est un livre d’intervention qui se lit avec grand plaisir. Recommandons aussi un livre d’épidémiologie sociale qui montre l’impact de nos différents environnements sur la santé, The Health Gap de Michael Marmot.

Quelle leçon tirez-vous d'avoir été au cœur du tsunami ?

On est concentré sur l’action à mener chaque jour pour être au service des citoyens et des décideurs et apporter au final les meilleures contributions possibles tout en étant en soutien permanent des équipes.

Sans état d’âme ?

Le quotidien dans la crise c’est de savoir se concentrer sur l’excellence scientifique, l’intérêt général, et vérifier la qualité de la production quotidienne tout en se préparant aux enjeux suivants. La prévention est au cœur de ces enjeux. Elle permettra l’atténuation des prochaines crises. L’un des grands acquis aura été la mise en œuvre de systèmes d’information en temps réel. Ce qui est extrêmement nouveau. Et avec une grande réactivité. Il ne faut pas perdre ce capital. En diffusant toutes ces informations nous avons contribué à notre niveau à animer la démocratie sanitaire. Enfin, les meilleurs succès en santé publique sont réalisés à l’échelle du territoire. On peut penser globalement mais agir localement.


Source : lequotidiendumedecin.fr