Regarder en face le rôle « central » des médecins sous le nazisme et la part sombre de l'ensemble d'une corporation (et non ses éléments les plus extrêmes). Telle est l'adresse du Lancet aux nouvelles générations de médecins pour éveiller leur sens éthique. Le journal publie ce 8 novembre un rapport inédit sur le sujet.
C'est la première fois qu'une commission du Lancet se consacre spécifiquement à l'histoire de la médecine. Vingt universitaires, médecins et chercheurs en histoire et bioéthique ont travaillé de concert sur ce document de 80 pages, qui se veut le plus complet et balaie « les idées fausses circulant depuis longtemps » dans le but de minimiser le rôle des médecins.
En effet, « alors qu'il est tentant de penser que les atrocités médicales des nazis ont été commises par des monstres incompréhensibles, la Commission apporte la preuve que des transgressions éthiques et même des crimes à l'encontre des patients ont été commis par de nombreux professionnels de santé, dans certaines conditions et sous certaines pressions », résume la co-présidente de la Commission, la Dr Sabine Hildebrandt, pédiatre à l'hôpital pour enfants de Boston, et professeure à Harvard. Et même : « Les crimes n'ont pas été commis uniquement par des médecins sous la contrainte », lit-on.
Au moins 230 000 décès liés aux « expériences brutales »
Quel fut le rôle des médecins sous l'ère nazie ? Ils ont aidé à produire des politiques répondant à la doctrine nazie, à les justifier et à les mettre en œuvre. Ceci en tordant leur éthique, pour la faire correspondre à un « code nazi » qui valorise les personnes d'origine allemande « aryenne » par rapport à toutes les autres dans les soins médicaux et la recherche.
Selon les archives, les médecins ont rejoint le parti nazi ou ses organisations dans des proportions plus importantes que dans n'importe quelle autre profession universitaire. En 1945, de 50 à 65 % des médecins allemands non juifs avaient ainsi adhéré au parti nazi. Au total, les programmes eugénistes, d'euthanasie et les « expériences humaines brutales » mis en œuvre dans un cadre médical ont fait « au moins 230 000 morts », parmi les handicapés, les patients juifs et les déportés, dont 7 000 à 10 000 enfants. Environ 300 000 stérilisations forcées ont été pratiquées.
Des répercussions tardives
« Contrairement aux idées reçues, la médecine dans l'Allemagne nazie n'était pas une pseudoscience et la recherche nazie est parfois devenue partie intégrante du canon de la connaissance médicale », note le rapport. Par exemple, « la compréhension actuelle des effets du tabac et de l'alcool sur le corps a été alimentée par des recherches menées à l'époque nazie ». Idem en matière de sécurité dans les avions ou d'hypothermie. Autant de connaissances passées dans l'histoire de la médecine, dans l'oubli de leur contexte de production.
Certains criminels ont même acquis une renommée durable après-guerre en passant sous silence la source de leurs recherches, comme le recteur de l'université de Vienne Eduard Pernkopf. Son atlas anatomique de référence, paru dans de nombreux pays et utilisé sans controverse jusque dans les années 1990, avait été réalisé à partir des cadavres de personnes assassinées.
Une fondatrice de la pédopsychiatrie, Elisabeth Hecker, a aussi été célébrée durant des décennies, l'Allemagne lui attribuant l'Ordre du Mérite en 1979, alors qu'elle a envoyé de nombreux mineurs, placés sous son autorité, à la mort.
Tirer les leçons de l'histoire, pour s'indigner aujourd'hui
« Il est surprenant de constater à quel point la connaissance du corps médical sur les crimes nazis est limitée aujourd'hui, au-delà vagues notions autour des expériences de Josef Mengele à Auschwitz », regrette le coprésident, Herwig Czech, professeur d'histoire à l'Université de médecine de Vienne.
La commission du Lancet recommande donc que ces faits historiques soient intégrés au cursus des professionnels de santé. Mais pas pour faire œuvre d'érudition. Plutôt pour nourrir un devoir de mémoire, grâce auquel les médecins ne peuvent rester silencieux face aux inégalités, injustices ou dilemmes éthiques. « La connaissance des extrêmes historiques peut nous permettre de mieux nous préparer à résoudre les dilemmes éthiques en constante évolution dans le domaine de la médecine », ajoute le Pr Czech.
Le rapport évoque notamment les soignants encadrant les interrogatoires de terroristes, ceux pratiquant le triage dans les hôpitaux lors d'afflux massifs de patients ou encadrant la fin de vie, ou encore ceux qui travaillent dans le domaine de la génétique. Autant de situations où médecine et science sont liées à la politique, aux facteurs socio-économiques, ou encore aux convictions personnelles.
Les professionnels de santé ont la responsabilité de lutter contre le racisme, l'antisémitisme, et toute forme de discrimination, lit-on, et donc de préserver une ligne morale forte. « En découvrant le rôle de la médecine et le comportement des soignants sous le nazisme, ils peuvent développer leur propre raisonnement et s'opposer aux abus de pouvoir au nom des droits individuels des patients et de la dignité de tous les êtres humains, indépendamment de leur race, de leur appartenance ethnique, de leur religion et d'autres caractéristiques individuelles », conclut la Dr Sabine Hildebrandt.
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