FRENCH DOCTORS - Comment les héros sont devenus des pros

Publié le 08/08/2011
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Crédit photo : © AFP

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Crédit photo : © AFP

MSF, l’organisation pionnière des french doctors, a été officiellement fondée le 22 décembre 1971. Mais les actes et le mythe fondateur remontent à 1968, au Biafra. Cinq millions de réfugiés avaient fui la guerre civile, victimes de sous-nutrition et d’épidémies ; réfractaires aux méthodes coercitives du CICR (Comité international de la Croix-Rouge), une poignée de « mousquetaires », frais émoulus des facultés de mai, s’enrôlent. Parmi eux, Bernard Kouchner, qui n’est pas encore thésé, Pascal Greletty-Bosviel, Max Récamier et Jacques Bérès. « Cet engagement constituait une nécessité et une libération », dira le premier. « Nous revendiquions une autonomie fondée sur les seuls critères médicaux », précisera le dernier. L’histoire doit-elle retenir que le sans-frontiérisme fut un enfant de mai 68, une dérive-illustration du slogan « Les frontières, on s’en fout » ?

Mais poser cette question de la filiation des french doctors, c’est tomber dans cette fameuse chicaya qui est comme la seconde nature des humanitaires. Si tous les pionniers reconnaissent le côté soixante-huitard de leur démarche, comme Pascal Greletty-Bosviel, certains estiment que ce serait une erreur d’inscrire les french doctors dans le seul sillage de mai. Plutôt que de la politique gauchiste, c’est de la médecine qu’il s’est d’abord et avant tout question, estiment-ils. « Notre élan, analyse Xavier Emmanuelli, un des grands leaders historiques, s’inscrit dans la décennie glorieuse de l’urgence, 1965-1975, avec l’impératif de projeter la fonction médicale à l’avant. L’humanitaire, c’est l’enfant du SAMU, pas des barricades. On était plus dans l’ambiance du SAMU 94 du Pr Huguenard que dans celle des AG de la Sorbonne : notre critère, c’était de savoir faire une trachéotomie et de réanimer un blessé. »

Cette querelle n’est pas seulement un débat d’histoire. Elle sera la cause d’empoignades qui feront plusieurs fois éclater le mouvement, déchiré entre « Biafrais », partisans d’une conception provocatrice de l’humanitaire étatique, comme Bernard Kouchner, communistes repentis, comme Xavier Emmanuelli, Mao ou ex-Mao, comme Rony Brauman, militants de l’action concrète autonome, « Thaïlandais », comme Claude Malhuret, gauchistes de toutes obédiences. Médecins du monde, La Chaîne de l’Espoir et tant d’autres, sont créés à la suite de schismes.

En quête de sens.

Dans les années 1980, les médias se saisissent de la saga des french doctors, qui incarnent le passage du tout-politique au tout-éthique, dans un monde en quête de sens. « Ces médecins volontaires qui font fantasmer les Français » (« l’Express »), « Cette mappemonde de la souffrance des hommes » (« France Soir »), « Les SAMU du tiers-monde » (« Le Matin »), « Les provos de l’action humanitaire » (« Libération »). « Le Quotidien du Médecin » publie, le 4 décembre 1979, un brûlot signé Xavier Emmanuelli (« Un bateau pour Saint-Germain-des-Prés »), qui aura l’effet d’une bombe lancée contre « un bateau pour le Vietnam », l’opération de Bernard Kouchner, soutenue par Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, pour sauver les boat -people en mer de Chine.

Sur le terrain, cependant, à travers ce monde qui est leur « salle d’attente », comme le proclame une campagne de MDM, sous la férule d’ONG sœurs-ennemies, l’œuvre accomplie est aussi considérable qu’incontestable. La plus haute récompense, le prix Nobel de la Paix, décerné à MSF en 1999, l’a consacrée pour « le principe qui pose que toutes les victimes de désastres d’origine humaine ou naturelle (ont) droit à une assistance professionnelle fournie aussi rapidement que possible. Les frontières nationales, les circonstances ou les affinités politiques ne doivent avoir aucune influence sur la question de savoir qui doit recevoir l’aide humanitaire. » Philippe Biberson, président de MSF cette année-là, répond : « C’est bien embarrassant d’être salué ainsi. Ce sont les combats que nous menons, les populations que nous secourons qui devraient être écoutés et filmés. Car MSF n’est qu’un outil. »

Un métier.

L’outil, en quatre décennies, est devenue une grosse machine. Le tour de France de l’humanitaire organisé en 2008 répertorie 124 ONG d’envergure nationale. 40 500 salariés équivalent-temps-plein, 5 000 départs annuels en mission, tous statuts confondus. Le nombre des vocations ne fléchit pas : 2 000 candidatures spontanées chaque année à MSF, 1 200 à MDM. Mais les ONG se méfient aujourd’hui des profils psychologiques type Mère Teresa ou Rambo, opposés et très passionnels, qui, sur le terrain, tomberaient de haut, confie un DRH : « Si on part avec l’idée d’aller soigner des enfants faméliques au bout du monde, on s’expose à être déçu. » « Médecin expat, c’est un métier, qui n’a rien à voir avec la médecine à l’occidentale, précise une autre DRH, on n’est pas dans la clinique, mais dans le transfert de compétences. Il faut maîtriser les langues, les structures administratives et politiques, les modes thérapeutiques locaux et les données épidémiologiques. ».

Pour le fondateur du Centre européen santé humanitaire, l’un des établissements spécialisés dans la formation de ces nouveaux french doctors, le Pr Claude Grass, « des DU sont indispensables, en actions de coopération, anesthésie-réanimation humanitaire, prise en charge sanitaire des migrants, gestion de stress en situation de crise, communication orale et éducation sanitaire. »

L’anthropologue Yannick Jaffré (EHESS) ajoute que, « en plus de la culture médicale du pays où il intervient, l’humanitaire international doit être capable d’intégrer l’ensemble des programmes intervenant sur les mêmes sites et prendre garde à leurs effets iatrogènes. » Des effets qui ont pu tourner à la surcatastrophe, comme on l’a observé au Sri Lanka, après le tsunami dedécembre 2004.

Entre-temps, des profils ont vu le jour, comme celui de coordo-med (coordonnateur médical), que les ONG s’arrachent. En dehors de ces parcours intégrés et de plus en plus sélectifs, des alternatives subsistent. Réfractaires au système, de nombreuses structures ultralégères ont vu le jour ces dix dernières années. Du type « santé formation et développement », elles pratiquent les soins primaires dans des secteurs localisés d’Afrique et d’Asie, fournissent des équipements spécialisés et dispensent des enseignements médicaux et paramédicaux. Ces programmes de fourmi font vibrer des jeunes libéraux retraités, ou des hospitaliers qui profitent des quinze jours tous les deux ans auxquels la réglementation leur donne droit*. Mais, parfois, ces électrons libres produisent de dramatiques courts-circuits, comme lors de l’opération Arche de Zoé au Tchad, en 2007.

Née dans la volonté de médiatiser les tragédies régionales autant que dans la vocation de mondialiser le droit au soin, la médecine humanitaire n’a pas fini de s’interroger sur elle-même. « Cette médecine qui n’existe pas en elle-même, estime Rony Brauman, poursuit une réflexion critique sur ses pratiques et ses objectifs, entre médicalisation de la vie et normes sociales. » Le chemin, sur la ligne de crête de la philosophie morale, est escarpé. Mais Jacques Bérès, co-fondateur de MSF, estime que l’essentiel demeure : « Quand vous opérez un gamin qui a les tripes à l’air et que vous le voyez cavaler 15 jours après, c’est à pleurer de joie. On se dit que si on n’avait pas été là, personne ne l’aurait soigné et qu’il serait mort. Aucune pratique médicale n’égale l’humanitaire. » Parole d’un french doctor, qui compte 40 ans de chirurgie de guerre à son actif.

* Arrêté ministériel du 14 janvier 2005, qui soumet l’autorisation de départ à l’aval du chef d’établissement, selon les obligations de service.

Article publié dans le numéro 40 ans du « Quotidien du Médecin ». Cet été, revivez 40 ans d’évolution de la médecine au quotidien, à travers 40 thèmes, de A à Z.

CHRISTIAN DELAHAYE

Source : lequotidiendumedecin.fr