40 ans d’archives de MSF

La politique du « moindre pire »

Publié le 14/10/2011
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APRÈS l’écrasement des Tigres Tamouls au Sri Lanka, en avril 2009, des milliers de blessés affluent dans les hôpitaux, plus de 100 000 civils sont déplacés en quelques jours et par dizaines de milliers, des personnes sont internées dans des camps qualifiés de camps de concentration par les médias occidentaux. En participant au maintien de l’ordre sanitaire dans de telles structures, selon le rôle que le gouvernement de Colombo avait décidé de lui assigner, fallait-il que MSF se rende complice de cette répression sanglante et serve la propagande officielle, donnant une apparence de normalité aux événements ? Les auteurs du livre-document* publié à l’occasion des 40 ans de MSF, par le CRASH (Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, Fondation MSF) racontent le détail des négociations qui se sont déroulées entre les différentes sections de l’association engagées sur le terrain et Colombo. Sous la menace permanente de représailles violentes, privés d’alliés dans la société sri lankaise, les french doctors ont fini par accepter les diktats du gouvernement, qui leur a imposé lieux, cibles et modalités d’intervention. L’association a renoncé à faire un usage offensif de sa liberté de parole à propos d’un régime qui se prétendait respectueux de l’État de droit. « En définitive, analysent les auteurs, MSF a opté pour une politique du moindre pire, cherchant à améliorer le sort des rescapés d’une guerre totale dont aucun pouvoir ne semblait en mesure d’enrayer le cours. »

Débats.

Une douzaine de chapitres appuyés sur les archives de l’association racontent les tensions, alliances tactiques et clashes survenus entre praticiens de l’action humanitaire et gouvernements, armées et groupes d’intérêts de toutes nature, en Éthiopie, au Yémen, en Afghanistan, en Somalie, au Nigéria...Et même en France : des débats très vifs ont partagé (et divisent encore) les responsables de l’association ; après la création de la CMU (couverture médicale universelle), de l’AME (aide médicale d’État pour les sans-papiers) et de 400 PASS (permanences d’accès aux soins au sein des hôpitaux), la mission France a donc fermé ses unités les unes après les autres, n’observant pas de drame sanitaire qui en justifierait le maintien. Mais la situation des réfugiés et demandeurs d’asile révélant des insuffisances dans le dispositif public de prise en charge, fallait-il alors créer un centre d’écoute et de soins à Paris destiné à fournir une aide psychologique aux demandeurs d’asile ? Le président de MSF, mettant en doute l’existence d’une « crise de l’asile », s’y est opposé, tandis que d’autres plaidaient la légitimité de l’intervention et multipliaient les consultations, dénonçant les conséquences d’offensives parlementaires et gouvernementales sur l’AME, en termes de santé des personnes.

Entre le réalisme, qui accepte les contraintes fixées par les pouvoirs nationaux pour conserver à tout prix un champ d’action; la stratégie de la critique fracassante des institutions, pour tenter de leur faire contrepoids; et l’abstention, le choix du refus, à la croisée des débats politiques et médicaux, la navigation humanitaire, comme l’écrit le Dr Marie-Pierre Allié, la présidente de MSF, « n’est pas une science exacte, mais un art ». On le découvre dans une pratique « sans lien d’allégeance ni souci de loyauté ». En ce sens, les french doctors sont bien « des partenaires instables et infidèles ».

« Agir à tout prix ? », sous la direction de C. Magone, M. Neuman, F. Weissman, Éditions La Découverte, 346 p., 21 euros.

CHRISTIAN DELAHAYE

Source : Le Quotidien du Médecin: 9025